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Il y avait une fois un enfant qui sortait chaque jour – Walt Whitman

Il y avait une fois un enfant qui sortait chaque jour – Walt Whitman

Il y avait une fois un enfant qui sortait chaque jour,
Et au premier objet sur lequel se posaient ses regards, il devenait cet objet,
Et cet objet devenait une part de lui-même pour tout le jour ou une partie du jour,
Ou pour nombre d’années ou d’immenses cycles d’années.

Les précoces lilas devinrent une part de cet enfant,
Et l’herbe et les volubilis blancs et rouges et le trèfle blanc et rouge, et le chant du moucherolle brun.
Et les agneaux de Mars et les petits rose pâle de la truie et le poulain de la jument et le veau de la vache.
Et la couvée caquetante de la basse-cour ou celle qui s’ébat dans la bourbe au bord de la mare,
Et les poissons qui se suspendent si curieusement sous l’eau et le superbe et curieux liquide.
Et les plantes aquatiques avec leurs gracieuses têtes aplaties, tout cela devint une part de lui-même.

Les pousses qui pointent dans les champs en Avril et en Mai devinrent une part de lui-même,
Les pousses des grains d’hiver, et celles du maïs jaune clair, et les racines comestibles du jardin.
Et les pommiers couverts de fleurs et de fruits ensuite, et les baies sauvages et les herbes les plus communes le long des routes,
Et le vieil ivrogne qui rentrait chez lui en titubant, du hangar de la taverne où il venait de se relever.
Et la maîtresse d’école qui passait pour se rendre à sa classe,
Et les enfants qui passaient aussi, les uns amicaux, les autres querelleurs,
Et les jouvencelles aux joues fraîches et à la mise soignée, et le négrillon et la négrillonne aux pieds nus.
Et toutes les visions changeantes de la ville et de la campagne, partout où il allait.

Ses parents, celui qui l’avait engendré et celle qui l’avait conçu en son sein et mis au monde.
Donnèrent à cet enfant davantage d’eux-mêmes que cela,
Chaque jour par la suite ils lui donnèrent, et ils devinrent une part de lui-même.

La mère au logis qui posait calmement les plats sur la table pour le souper,
La mère, avec sa voix douce, son bonnet et sa robe d’une propreté exquise, la saine odeur que répandaient sa personne et ses vêtements quand elle passait près de vous.
Le père vigoureux, étroit, mâle, positif, coléreux, injuste.
Le coup donné, les mots violents et soudains, les conditions rigides posées par le père, les promesses captieuses,
Les usages familiaux, la conversation, la compagnie, les meubles, les aspirations d’un cœur gonflé.
L’affection qui ne veut pas être contredite, le sentiment de ce qui est réel, la pensée que si cela après tout était irréel.
Les doutes des jours et les doutes des nuits, les curiosités touchant le si et le comment.
Si ce qui apparaît d’une certaine façon est bien ainsi, ou si tout cela n’est que lueurs fugitives et simples petites taches ?
Les hommes et les femmes qui se pressent dans les rues, que sont-ils, sinon des lueurs fugitives et de simples petites taches ?
Les rues elles-mêmes et les façades des maisons et les marchandises aux devantures,
Les voitures, les attelages, les quais aux solides planches, la foule énorme de passagers aux bacs.
Le village sur la hauteur vu de loin au coucher du soleil, la Rivière qui l’en sépare.
Les ombres, l’auréole et la brume, la lumière tombant sur les toits bruns et les pignons blancs à une lieue de là,
La goélette proche qui descend paresseuse en jusant, le petit bateau qu’elle remorque mollement à son arrière,
Les vagues qui se bousculent précipitées, leurs crêtes à l’écroulement subit, leur claquement,
Les strates de nuages colorés, la longue barre de teinte marron qui s’étend solitaire là-bas, la pureté de l’étendue où elle repose immobile,
Le bord de l’horizon, le vol des goélands, l’odeur des marais salants et du limon de la plage,
Tout cela devint une part de cet enfant qui sortait chaque jour, et qui sort à présent et qui sortira à jamais chaque jour.

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