Il y avait affluence dans ma piaule – Charles Bukowski
en ce temps-là, que j’y fusse ou non, il y avait affluence dans ma piaule. et sans qu’on sût à l’avance qui y passerait. de toute façon, ça n’aurait pu être qu’un spécimen humain. avec beaucoup de chair autour et guère porté sur la sainteté. c’était donc toujours fête. ce qui signifiait une multiplication des bonnes fortunes et des opportunités : à l’époque, deux dollars et des poussières suffisaient pour s’offrir de la parlote et de l’électricité pour six ou sept.
une de ces nuits-là, et alors que toutes les lumières étaient éteintes et que, moi-même, j’étais noir, je me suis réveillé en sursaut, et soudain tout est devenu clair, si vous voyez ce que je veux dire. à savoir que j’ai clairement vu le foutoir. Son absence de perspective. et la grande tristesse qui s’en dégageait. m’appuyant sur le coude, j’ai alors laissé errer mon regard, mais tout le monde paraissait avoir mis les voiles. éclairées par un rayon de lune, il ne restait plus que des bouteilles de vin vides. avec en arrière-plan un matin impitoyablement dégueulasse qui attendait de faire son entrée. aussi n’est-ce qu’en revenant à mon point de départ que j’ai découvert une forme humaine dans mon lit. sans doute, quelque connasse qui avait décidé de me tenir chaud – appelons ça de l’amour, ou de la témérité. car, merde, qui aurait pu vouloir s’accrocher à moi ? fallait avoir l’âme miséricordieuse. et cette aimable pouliche – pour en avoir eu l’audace, l’idée, et aussi le stoïcisme – méritait RÉCOMPENSE.
et quelle meilleure récompense que de lui casser le pot d’échappement ?
j’avais fréquenté toute une kyrielle de femmes, de tous les goûts, mais aucune n’avait accepté que je passe par l’entrée de service, de sorte que, pour en avoir été privé, ça m’obsédait. dès que j’avais un coup dans le nez, j’abordais illico le sujet, et ça donnait ça :
— je vais t’enculer, et enculer par là même ta mère, et ta sœur.
à quoi, on me répondait :
— oh, non ! surtout pas !
elles étaient partantes pour n’importe quoi, sauf pour qu’on touche à leur rondelle. peut-être était-ce l’époque qui le voulait, ou les conditions climatiques, à moins que ce ne fût une question de statistiques, car, dans les années qui suivirent, c’est en masse qu’elles me susurrèrent :
— Bukowski, pourquoi ne me ramones-tu pas le conduit de cheminée ? vise mon valseur, joufflu et accueillant.
— c’est pas pour te contredire, trésor, mais c’est non.
n’empêche que, pour en revenir à cette nuit-là, le trou de balle me demeurant interdit et étant moi-même assez dingue pour tenter le tout pour le tout – ce qui n’a pas changé –, je me suis bizarrement convaincu qu’une bonne décharge dans l’oignon me permettrait de dissiper pas mal de mes angoisses spirituelles et mentales.
j’ai d’abord récupéré le dernier verre de vin ; dedans, il y avait de la cendre de cigare et un soupçon de désespoir. puis, je me suis recouché et, après un clin d’œil à la lune, j’ai glissé ma chipolata en direction de ce postérieur mafflu qui ronflait innocemment. un voleur ne jouit pas tant de son larcin que de son acte. moi, les deux me font saliver, ma petite saucisse s’est mise à durcir. monstrueusement, et, bordel de dieu, fin prête pour le forage ! ça allait être, en quelque sorte, ma revanche sur plein de choses, sur les vieux vendeurs de glaces aux yeux de pigeon fou, sur ma défunte mère qui n’avait, sa vie durant, cessé d’étaler de la crème sur son masque de fer indifférent et répulsif.
elle dort, ai-je pensé. ce qui valait mieux. probablement que c’était Mitzi. ou Betty. au fond, quelle importance, puisque ma bite chagrineuse, rouillée et affamée, était sur le point de forcer la barrière de la zone interdite. FABULEUX ! je me la suis jouée théâtrale – un sommet de la dramaturgie, style Jesse James se mangeant le pruneau fatal, ou Jésus-Christ se faisant crucifier dans la lumière rayonnante des projecteurs et des fusées de détresse.
et j’ai poussé plus avant.
elle a gémi : AMARR, REUUU, OHH, AH, HA… à l’évidence, elle faisait semblant de dormir. essayant de sauver son honneur de lichetronneuse, qui est aussi estimable et incontestable que n’importe quel autre. je l’ai englandée jusqu’à la raie. pour la plus grande gloire de mon ego hystérique et frelaté.
elle devait faire SEMBLANT de dormir et, moi, j’étais L’HOMME que RIEN, OH, NON, RIEN NE POUVAIT ARRÊTER.
pour une fois que j’avais la bride sur le cou et que la victoire me souriait, je me suis senti comme un cheval fou. j’ai galopé ventre à fesses, l’enfilant et l’embrochant sans un seul instant penser à mal.
et c’est ainsi que, dans l’excitation, la couverture a glissé. que j’ai vu – ce qui s’appelle voir – sa tête. ou plutôt sa nuque et ses épaules – c’était M., dit Boule de Billard, un mâle américain. de quoi débander vite fait ! horrifié par mon sacrilège, je me suis dégagé. pour retomber sur le dos, le cœur au bord des lèvres, les yeux au plafond et, qui plus est, sans le moindre verre pour me requinquer. comme Boule de Billard ne bougeait ni ne mouftait, il n’y avait donc qu’une seule chose à faire : s’enfoncer dans le sommeil et remettre au lendemain les explications.
lorsque le soleil s’est levé, on est sortis du pieu sans avoir échangé le moindre mot. un peu plus tard, quelqu’un a tapé à la porte, et on s’est cotisés pour acheter du vin.
les jours suivants, j’ai vainement attendu qu’il se tire ailleurs. les filles qui passaient ont commencé à me regarder d’un drôle d’air. au total, il a dû s’incruster deux à trois semaines.
et on ne peut pas dire qu’il savait tenir un intérieur. exemple, le soir où, après avoir déchargé des wagons de poissons congelés – une main amochée qui pissait le sang, et un pied engourdi, presque cassé pour s’être pris une caisse en plein dessus –, j’ai regagné ma piaule en boitant. y avait évidemment fête. or, vu que je ne crache pas sur le pinard, j’ai écrasé. mais l’évier avait des allures de décharge publique. non contents d’avoir boulotté mes dernières conserves, ils s’étaient servis de tous mes verres, assiettes et couverts, qu’ils avaient ensuite jetés dans l’évier, comme de bien entendu il s’était bouché, et ça ne sentait pas la rose, mais, bon, jusque-là j’aurais pu l’admettre, on était dans la norme, toutefois quand, pour avoir examiné de plus près la chose, j’ai découvert qu’ils avaient aussi fait main basse sur mes assiettes en carton, et qu’elles flottaient entre deux eaux, mon humeur en a pris un sale coup, d’autant plus que, top des tops, un connard avait GERBÉ sur le tout, mais que croyez-vous que j’ai fait alors ? eh bien, je me suis servi un grand verre de vin, je l’ai vidé, je l’ai fracassé contre le mur, et ce n’est qu’ensuite que j’ai hurlé : « C’EST TERMINÉ ! TOUT LE MONDE DEHORS ! ET VITE ! »
ils ont filé comme des lapins, les putes et les gonzes, et même Helen, la femme de ménage, que j’avais, malgré ses cheveux blancs et le reste, baisée une toute petite fois, mais leur sortie n’a manqué ni de grandeur, ni de douleur. il n’en est resté qu’un seul : Boule de Billard.
assis sur le bord du lit, il ne faisait que répéter :
— Hank, Hank, s’passe quoi ? hein, Hank, s’passe quoi ?
— si tu ne veux pas que j’étende raide, ferme-la… mon dieu, faites qu’il disparaisse !
je suis sorti sur le palier pour utiliser le téléphone de l’immeuble. sa mère était dans l’annuaire. faut vous dire que c’était l’un de ces authentiques et remarquables connards, au Cul-I élevé, qui jamais ne quittent les jupes de leurs chères mamans.
— bonjour, madame M., faudrait que vous veniez récupérer votre fiston. oui, c’est Hank à l’appareil.
— oh, mais c’est chez vous qu’IL ÉTAIT ! je m’en doutais, mais comme je ne connais pas votre adresse on a été obligés de lancer un avis de recherche. Hank, vous exercez une mauvaise influence sur lui. et un bon conseil, mon cher Henry, laissez mon garçon vivre sa vie. (son « garçon » avait 32 ans.)
— je vous le promets, madame. mais en attendant pressez-vous.
— y a une chose que je ne comprends pas, c’est pourquoi, cette fois, il est resté SI LONGTEMPS absent. d’ordinaire, il rentre à la maison au bout de vingt-quatre, quarante-huit heures.
— s’il vous plaît, venez et embarquez-le.
après lui avoir donné mon adresse, j’ai réintégré mon taudis.
— ta mère ne va plus tarder, lui ai-je dit.
— non, je ne veux pas partir. non et non ! dis, Hank, reste pas une bouteille de vin ? j’ai besoin d’un verre.
je lui en ai versé un, sans m’oublier.
le temps d’en boire une gorgée, et il est revenu à la charge :
— il n’est pas question que je m’en aille.
— écoute, je t’ai demandé de partir au moins cent fois. et tu t’es accroché. je n’avais donc que deux solutions : t’éjecter par la force ou bigophoner à ta mère. j’ai choisi la seconde. point final.
— mais je ne suis PAS UN GOSSE ! JE SUIS UN HOMME, ÇA SE VOIT, NON ? J’AI COMBATTU EN CHINE ! J’AI MÊME CONDUIT DES CHINOIS AU FEU ! ET J’AI FINI SOUS-LIEUTENANT !
il ne mentait pas. il y avait été. et avait quitté l’armée avec les honneurs. ça méritait une autre tournée.
— à la bataille de Chine, ai-je dit en levant mon verre.
— à la bataille de Chine !
on a bu, puis il a recommencé :
— mes couilles, je suis un HOMME ! t’es aveugle ou quoi ? enfin, bordel, c’est pourtant visible que JE SUIS UN HOMME !
un quart d’heure plus tard, sa vieille est arrivée. elle n’a eu qu’un mot : « WILLIAM ! » avant de se ruer sur le lit et de lui tirer l’OREILLE. c’était une vieille dame, toute tordue, la soixantaine à l’aise. toujours en le tenant par l’oreille, elle l’a arraché du lit et traîné jusqu’au palier, où, sans lâcher prise, elle a attendu, après l’avoir appelé, l’ascenseur, tandis que lui, presque courbé en deux, ne cessait de pleurer. Pleurer. de VRAIES grosses larmes qui ont vite inondé son visage. reste que lorsqu’ils sont entrés dans l’ascenseur, elle le tenait toujours par l’oreille, et que tout le temps qu’a duré leur descente je l’ai entendu qui gémissait : « JE SUIS UN HOMME, JE SUIS UN HOMME, JE SUIS UN HOMME ! » je me suis précipité à la fenêtre et je les ai vus sur le trottoir. par L’OREILLE qu’elle le tenait la vieille dame de 60 balais ! puis, elle l’a poussé dans sa voiture et a pris le volant pendant qu’il se recroquevillait sur son siège. et c’est ainsi qu’a disparu le seul œil de bronze que j’ai jamais limé, celui qui criait : « JE SUIS UN HOMME ! JE SUIS UN HOMME ! »
je ne l’ai plus revu, et bien sûr je n’ai rien fait pour.