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Il est en treillis, et il rogue – Charles Bukowski

Il est en treillis, et il rogue – Charles Bukowski

il est en treillis, et il rogue : « t’attends quoi pour nous pondre un truc sur ce qui vient d’arriver à l’autre Kennedy ? » et lui-même, puisqu’il se proclame écrivain, pourquoi, diable, ne s’y met-il pas ? comme si je devais nettoyer à sa place les écuries ! d’autant que, sur la question, les spécialistes ne manquent pas. c’est même d’ailleurs la principale caractéristique de cette décennie : Décennie des Spécialistes, Décennie des Assassins, et l’une comme l’autre ne se comparent qu’à des merdes de chien lyophilisées. n’empêche qu’avec ce meurtre, on ne perd pas qu’un homme de valeur, on perd également des acquis politiques, intellectuels et sociaux, car, au risque de paraître grandiloquent, ces choses-là existent. je veux dire que lorsque le crime l’emporte, ce sont les forces antihumaines et réactionnaires qui imposent leurs préjugés, et qui se servent de cette stratégie de la tension pour décaniller de son tabouret de bar la Liberté individuelle.

je n’ai pas vocation à prêcher l’action et l’engagement comme l’a fait Camus (relisez ses essais), car la majeure partie de l’humanité me donne fondamentalement envie de vomir. la seule chose qui pourrait nous sauver serait d’inventer un nouveau concept, celui d’une Universelle et Vibratoire Éducation, qui engloberait de façon constructive le goût du bonheur, le sens de la réalité et la nécessité du changement, mais qui ne profiterait qu’à nos petits-enfants, à condition qu’ils n’aient pas été, dans l’intervalle, assassinés. mais ils le seront. je vous le parie à 25 contre 1, car nul concept nouveau ne saurait être toléré, vu qu’il signifierait la liquidation du gang au pouvoir. non, je ne suis pas Camus, mais, mes loulous, je ne décolère pas de voir les Klaniques tirer profit de la Tragédie.

citons le gouverneur Reagan :

« L’homme de la rue, modeste, respectueux des lois, et soumis à Dieu, est aussi troublé et inquiet que vous et moi devant ce qui vient de se produire.» 

Autant lui que nous tous, nous sommes victimes d’une opinion qui n’a fait, depuis bientôt dix ans, que se répandre dans ce pays – une opinion selon laquelle un citoyen est libre de choisir ses lois, de les interpréter en fonction de la cause qu’il défend, et de se mettre en dehors de la légalité sans en être nécessairement puni.

« Une telle opinion n’a pu se développer qu’à cause de la démagogie, de l’irresponsabilité de ceux qui se prétendent des leaders, qu’ils aient été ou non élus. »

mais, bordel, c’est inadmissible. revoilà l’éternelle rengaine. l’éternel recours au Père fouettard. car, que veut cet excellent gouverneur, sinon nous priver de dessert et nous expédier au dodo ?

l’enfoiré de mes deux, ce n’est tout de même pas moi qui ai flingué les Kennedy. Luther King. Malcolm X. et n’importe qui d’autre. par contre, il me paraît évident que l’aile gauche libérale est en train de perdre, un à un, ses représentants – quel que soit le mobile des meurtriers (l’assassin présumé de Robert Kennedy avait travaillé dans une boutique de diététique et haïssait les juifs), oui, quel qu’en soit le mobile, les hommes de gauche se font abattre et mettre en terre, alors que ceux de droite s’en sortent sans le moindre brin d’herbe sur le revers de leur pantalon. et pourquoi n’a-t-on pas tiré sur Roosevelt, et sur Truman ? c’étaient pourtant des Démocrates. bizarre, non ?

que les assassins soient des malades, je veux bien l’admettre. mais ils ne le sont pas plus que le Père fouettard. les suppôts de Dieu me répètent que je porte en moi le « péché » puisque je suis un être humain, et qu’il y a des siècles, ces mêmes êtres humains s’en sont pris à un certain Jésus-Christ. or, je n’ai tué ni le Christ, ni Kennedy, et le gouverneur Reagan ne l’a pas fait non plus. aussi, et même s’il me domine d’une tête, voilà qui nous met à égalité. je ne vois donc pas pourquoi je devrais perdre aucune de ces libertés judiciaires ou intellectuelles, aussi restreintes soient-elles aujourd’hui. qui cherche à entuber qui ? à supposer qu’un type oublie de respirer en baisant, faut-il que nous cessions de copuler ? si un émigré disjoncte, est-ce que tous ceux qui ont acquis la nationalité américaine doivent être envoyés à l’asile ? si des mecs ont tué Dieu, pourquoi m’accuse-t-on de vouloir les imiter ? si quelqu’un a comploté contre la vie de Kennedy, en quoi suis-je son complice ? et de quel droit le gouverneur penserait-il correctement, et pas nous ? sans compter que le traîne-savates qui lui a écrit son discours n’a guère de talent.

qu’on me permette une parenthèse des plus éclairantes : la journée du 6, ou du 7 juin, et bien qu’a priori je n’eusse aucune raison de traverser la ville, j’ai remarqué, dans les ghettos noirs, que neuf bagnoles sur dix roulaient pleins phares en hommage à Kennedy ; or, plus je remontais vers le Nord, et plus la proportion s’en inversait, jusqu’au moment où, atteignant Hollywood Blvd et Sunset, entre La Brea et Normandie, je n’en ai compté qu’une sur dix. Kennedy était blanc, mes loulous. moi-même, je suis blanc. et je n’ai pas allumé mes phares. n’empêche qu’entre Exposition et Century, chez les noirs, je me suis senti à mon aise et même meilleur, comme si des ondes bénéfiques me régénéraient.

mais – fin de la parenthèse – tout le monde, y compris le gouverneur, a une bouche, et quasiment chacun s’en sert pour bavasser, distiller ses préjugés et tirer profit de cette tragédie. les nantis ne veulent pas les lâcher et s’emploient à nous expliquer que les méchants voudraient les dépouiller de leurs calebars en or massif. je suis apolitique, mais toutes ces balles vicieuses et tous ces lancers réactionnaires me débectent tant que je vais finir par y aller de mon commentaire.

même les journalistes sportifs ont pris position, et, comme chacun sait, ce sont les pires quand il s’agit d’écrire et de pense., impossible d’ailleurs de savoir ce qui, de leur style, ou de leur pensée, les rend aussi nuls. qu’importe, l’union des deux engendre des horreurs sans la moindre légitimité et sans la plus petite compassion. comme vous l’avez vous-mêmes constaté, la surenchère, qui est synonyme d’ennui, accouche tout naturellement de l’esprit le plus vil. il en va de même dès lors que le paternalisme s’acoquine avec le tout-puissant ego larmoyant.

nouvelle citation, cette fois tirée de l’article de l’un de ces journalistes sportifs, collaborateur d’un grand journal qui ne se met jamais en grève. voici ce qu’écrit ce monsieur alors que les chirurgiens s’activent autour de Robert Kennedy.

« (…) Une fois de plus, la Belle Amérique a été touchée dans ses entrailles. Le pays tout entier est en salle d’opération. Les États-Violents d’Amérique. Une balle a plus de pouvoir qu’un million de bulletins de vote. (…)

« Ce n’est plus une Démocratie, c’est la Démentcratie. Un pays qui répugne à punir ses criminels, à sanctionner ses enfants, à enfermer ses malades mentaux. (…)

« On choisit un président des États-Unis au rayon quincaillerie, ou dans un catalogue de vente par correspondance. (…)

« On revolvérise la Liberté. Bientôt, le “droit” d’assassiner son prochain sera inscrit dans la Constitution. Puisque Paresse est vertu, Patriotisme est péché. Et s’avouer Conservateur, c’est se reconnaître anachronique. Dieu a tout de même plus de 30 ans. Or voici qu’on professe le culte de la jeunesse – comme s’il s’agissait d’une vertu chèrement acquise. Dès lors que les pieds sales symbolisent la “Modestie”, les valeurs du travail ne valent plus tripette. Désormais, “Amour” rime avec sulfamides. Ou bien encore avec la fleur que l’on tend à un jeune homme nu dont la chevelure grouille de poux, pendant que les mères attendent, le cœur brisé, de vos nouvelles. Mais on “aime” les étrangers, pas ses parents.

« Or, moi, j’aime les gens qui mettent des rideaux à leurs fenêtres, pas ceux qui “squattent”. Le prochain type qui qualifie l’argent de “blé” devra être payé en grains de cette céréale. J’en ai soupé de m’entendre dire qu’il me faut comprendre le mal. Un canari “comprend-il” un chat ?

« La Constitution n’a jamais été conçue pour protéger les dégénérés. On commence par brûler le drapeau, et on finit par brûler Detroit. On supprime la peine de mort, mais les assassins continuent de l’appliquer aux candidats à la magistrature suprême, et aux présidents eux-mêmes.

« (…) L’Église de Dieu est remplacée par la Mafia. L’Hymne national n’est plus qu’une plainte dans la nuit. Les Américains ne peuvent plus se promener dans leurs parcs, ni prendre leurs bus. Ils n’ont que le droit de s’enfermer chez eux.

« “Relève-toi, Amérique”, crie le peuple, mais on ne l’entend pas. Montre les dents. Rends coup pour coup. Que le lion montre ses dents, et les chacals s’enfuiront. Un animal qui se résigne est une proie idéale. Mais l’Amérique fait la sourde oreille.

« (…) Regardez ces étudiants névrotiques qui posent leurs pieds sur des bureaux qu’ils ne pourraient fabriquer, et qui détruisent des universités qu’ils ne sauraient reconstruire.

« (…) Tout commence ainsi, par la déification des vagabonds, des paumés, des lâches – qui s’invitent non sans insolence au banquet de la démocratie et qui renversent ensuite la table sur leurs hôtes consternés.

« (…) Prions le Seigneur que nos guérisseurs puissent remettre sur pied Bobby Kennedy. Mais y a-t-il un guérisseur pour l’Amérique ? »

vous voulez encore de sa prose, à ce mec ? sûrement que oui. mais ce serait trop facile, il a dû tremper sa plume d’étudiant de premier cycle dans de l’encre violette pour nous fourguer ce petit précis du comment survivre sans rien changer. vous conduisez une benne à ordures ? eh bien, vous dit-il, c’est pas si mal, il y a mieux, mais faut se crever plus.

enfermer les fous, dit-il encore, mais qui est fou ? tous autant que nous sommes, on s’agite sur l’échiquier, cherchant notre voie entre les pions, les cavaliers, les tours, le roi et la reine, mais je déconne ou quoi ? ne voilà-t-il pas que je l’imite.

et dire que maintenant vont se succéder les bobo-la-tête, les crânes d’œuf, les débatouilleurs, les enquêteurs parlementaires qui se piqueront d’établir ce qui cloche chez nous. qui est dingue, qui rit aux éclats et qui broie du noir, qui a juste et qui a faux. enfermer les fous ? mais 55 à 60 % des individus que vous croisez dans la rue n’ont pété les boulons qu’à cause de l’hystérie industrielle, de leurs femmes et de tout ce qu’ils ont enduré, sans avoir eu jamais le temps de s’arrêter et de réfléchir à leur condition, obsédés par ce fric qui les tenait debout et les aveuglait. et quand brusquement ils découvrent que c’était de la couille en barres, que peuvent-ils – que pouvons-nous – faire ? écoutez, mes loulous, les assassins sont parmi nous depuis la nuit des temps. ce coup de feu est sans importance, ce qui compte, c’est le visage blafard et les yeux chassieux de l’homme qui a tiré, un homme ou une femme comme il en existe des millions.

à l’instar des commissions sur la pauvreté qui nous ont appris que des êtres humains mouraient de faim tout en bas de l’échelle sociale, viendront ensuite les commissions psychiatriques qui nous révéleront que d’autres êtres humains peuvent mourir tout en haut de cette même échelle ; moyennant quoi, on pratiquera l’amnésie collective jusqu’à ce qu’on soit de nouveau secoués par un autre petit meurtre ou par l’incendie d’une ville ; et alors, ils se rassembleront une fois de plus pour chier ces rapports qu’on attend d’ailleurs qu’ils nous chient, puis ils s’en laveront les mains et disparaîtront comme les étrons lorsqu’on tire la chasse d’eau. aussi longtemps que personne ne protestera, ils ne changeront pas de méthode. misérables bobo-la-tête qui nous sortent leurs jokers magiques, qui nous enculent avec leurs mots, qui nous baratinent sur le pied-bot de notre mère, l’ivrognerie de notre père et la fiente de poulet qu’on s’est pris dans le bec alors qu’on avait 3 ans, et qui en déduisent la raison pour laquelle on est homosexuel ou équarrisseur. n’importe quoi d’ailleurs, sauf la vérité : c’est-à-dire que si l’on se sent mal dans sa peau, c’est parce que la vie ne nous a pas épargné, il suffirait d’en changer pour que ça aille mieux. mais, pas question, avec leurs déductions schématiques qui s’avéreront un jour totalement infondées, les bobo-la-tête continuent de nous répéter que nous sommes tous malades, mais pas au point d’oublier leur note d’honoraires. on devrait se débrouiller différemment, vous vous rappelez ces petites chansons ?

« j’ai de la chance, de la chance
je peux vivre dans le luxe
car j’ai des rêves

plein les poches…
qu’importe que je sois sans un
c’est mon univers
car j’ai des rêves

plein les poches…»

ou :

« plus une thune à la banque
plus personne à remercier
qu’est-ce qu’on peut y faire
oh, qu’est-ce qu’on peut y faire :
éteignons les lumières et
allons nous pieuter. »

d’évidence, ce qu’ils se refuseront à nous dire, c’est que nos fous, nos assassins ne sont que la conséquence de notre mode de vie actuel, de notre façon, si typiquement américaine, de vivre et de mourir. Jésus Marie, que nous ne soyons pas tous visiblement chtarbés, voilà le miracle ! et puisque jusqu’ici j’ai fait dans le noir, terminons sur une note fantaisiste sans abandonner pour autant la folie. il y a quelque temps, je me trouvais à Santa Fe à bavarder, non, plutôt à boire, avec un ami qui est un bobo-la-tête d’un certain renom. et alors que l’alcool coulait à flots, je me suis penché vers lui pour lui demander :

— Jean, dis-moi, est-ce que je suis dingue ? vas-y franchement, mon vieux, je n’en mourrai pas.

il a pris le temps de vider son verre, de le reposer sur la table basse avant de me répondre ceci :

— faudrait d’abord que tu me paies la consultation.

je n’ai alors compris qu’une seule chose : au moins l’un de nous deux déraisonnait. le gouverneur Reagan et les journalistes sportifs de Los Angeles n’assistaient pas à l’entretien, et le second des Kennedy n’avait pas encore été assassiné. mais j’ai eu l’étrange sentiment que ça branlait dans le manche. vraiment beaucoup, et que ça continuerait de la sorte pendant facilement encore deux millénaires.

aussi, mon ami en treillis, écris-le toi-même ton article…

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