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Flottilles d’âmes – Léon Degrelle

Flottilles d’âmes – Léon Degrelle

Un pays se redresse vite après des revers financiers.

Il reconstitue sans trop de peine une nouvelle ossature politique.

Il suffit pour cela de techniciens habiles et d’une volonté qui lie les efforts.

Les grandes révolutions ne sont pas politiques ou économiques. Celles-là sont des petites révolutions, un changement de machine. Quand les spécialistes ont emboîté les pièces, quand les moteurs ont trouvé leur cadence et que des contremaîtres sérieux les surveillent, la révolution matérielle est accomplie.

La suite ne demandera plus que des réparations de temps en temps, une modification de-ci de-là. La machine est montée ou révisée. Elle tourne. Le gros de l’oeuvre est fait.

La vraie révolution est bien plus compliquée, qui remet au point non pas la machine de l’Etat mais la vie secrète de chaque âme.

Là, il ne s’agit plus d’une révision et d’une surveillance quasiment automatique. Il s’agit des vices et des vertus, d’appels profonds et de faiblesses, de pauvres espoirs qui nous sont si chers…

Qu’y a-t-il au fond de ce regard, derrière ces yeux qui s’appuient sur nous, longuement, comme si des secrets se posaient sur nos paupières ?

Un cœur hermétique, une âme, et ses crises secrètes, ses élans, ses effondrements, les appels d’un corps et ses déchéances indélébiles, les peines qu’on a tant de mal à cacher ou à deviner, la lutte incertaine et trouble qu’est le bonheur, voilà les grands drames de l’homme.

Mais là aussi s’offre la vraie révolution : apporter de la lumière dans ces esprits happés par les ombres ; aider au redressement de ces âmes en train de défaillir ; réapprendre à penser à autre chose qu’à un corps ou à des corps ; dominer l’imparfait ; se relever vers le meilleur, quels que soient les efforts.

Cette révolution-là, seule, peut enchanter. Elle fait peur pourtant.

Nous avançons tous parmi des énigmes.

Cette fine tête penchée et ces beaux cheveux d’or, ce rire qui éclate trop brusquement, ce bras qui tombe ? Dix visages, dix abîmes.

Qui nous trompe ? Qui se trompe ? Qui cherche à tromper ?

Nous n’apercevons que les ombres chinoises des êtres. Chacun tente de se leurrer, de leurrer les autres, par des simplifications et par des cabrioles plus ou moins habiles.

Et c’est parmi ces subterfuges, pourtant, qu’il faut avancer, avec des flammes de mains blanches dans tant de nuit !

Que saisir ?

Que faire jaillir de ces êtres qui se replient dans des mystères d’autant plus poignants que ce rire, ces yeux en fleurs, ce front limpide, cette tendre caresse des cheveux mouvants, donnent des lumières de fête aux regrets, aux angoisses, aux lassitudes, aux perversions !

Nous venons de lointains paysages. Le fond de nos cœurs connaît seul notre visage, les faux secrets de notre âme, ses espoirs et ses fautes, nos vraies joies et nos vraies larmes.

Il y a eu tant de joies et tant de larmes que les autres ont cru connaître, partager ou apaiser… Nous regardons, aux heures de solitude, le vrai nous-mêmes où personne, hélas, ne va jamais. Il nous dit qui il aime et qui le possède, ce qui l’accable et le fait déchoir, ce qui tente de ce qui pourrait l’élever, peut-être, si venait le souffle du vrai dans ses voiles invisibles.

Être ce courant, ce grand vent tiède et long qui monte du fond des horizons spirituels, qui donne aux âmes cette impulsion première…

Tout d’un coup, la voile a subi ce gonflement impalpable qui s’arrondit dans la lumière.

Sur l’eau, la coque a glissé.

L’inflexion de la blancheur des voiles a doucement écarté l’air.

Nous pensons à ces milliers de voiles immobiles attendant ce qui leur donnera, imperceptiblement d’abord, puis avec une force frémissante, la vie et le mouvement, la joie de couper l’air et l’eau, d’avancer vers la ligne nette que trace là-bas le ciel…

Les barques sont lourdes. L’eau est noire d’avoir pesé sur elle-même.

Tout est silence.

Être ce souffle qui viendra du bout des grèves gonfler ces âmes, les pousser au large, maladroites d’abord, gauches après tant d’attente et de stagnation, puis heureuses et fermes à mesure que se confirme la force qui les soutient et la vie qui les ranime, apprendre à tous ces êtres que l’existence peut être belle, et pure, et grande, même après toutes les faiblesses et tous les désenchantements, faire monter, de ces cœurs secs ou engourdis, ou pervertis, le jaillissement d’un renouveau : là est la
tâche, la vraie, la dure, la nécessaire tâche…

Terrible tâche !

On voudrait prendre dans ses bras ces êtres au point mort, plonger dans ces prunelles, écarter ces lianes des réticences, comme si l’on avançait avec des doigts frémissants dans la soie d’une chevelure qui s’abandonne…

Mais quel émoi dès la rencontre de ces yeux qui ne happent les lumières du dehors que pour mieux neutraliser les autres, ces yeux qui nous disent si vite, dès leur premier mensonge, ou leur premier aveu, le trouble qui nous habite nous-même !

Comment regarder un visage sans entendre les interrogations cruelles ? Mens-tu ? Que se passe-t-il sous le feu et sous le couvert de la chair ? Et que restera-t-il demain de l’aspiration qui se hissait péniblement, accroché à la bouée de ce regard ?

Le fond de toute rédemption se trouve là, cependant : rendre une vie aux âmes à la dérive, apaiser les tempêtes qui en brisent les mâts, en arrachent les voiles, leur donner le soleil et le souffle, tisser la paix sur les mers humaines, rendre leur horizon net, libéré des ombres et des périls des cieux violents et tourmentés…

Respirer… Se reprendre à croire à des vertus, à la beauté, à la bonté, à un amour…

Sentir danser autour de soi, sur les vagues, mille autres voiles, gorgées de vent, portées d’un même élan vers le même appel…

Quand la mer dorée verra ce blanchissement jaillir, la Révolution sera en route, hissée au sommet de ces flottilles d’âmes.

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