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Fari l’ânesse – Birago Diop

Fari l’ânesse – Birago Diop

Sortir de son propos – souvent à peine y être entré – pour mieux y revenir, tel faisait à l’accoutumée Amadou Koumba, dont je rapporterai les dits et dont un jour sans doute je conterai les faits.

Souvent, sur un mot de l’un de nous, il nous ramenait loin, bien loin dans le Temps. Souvent aussi, un homme qui passait, le geste d’une femme, faisaient surgir de sa mémoire des contes et les paroles de sagesse que le grand-père de son grand père avait appris de son grand-père.

Le long de la route du Sud que nous avions remontée un jour durant, des carcasses récurées à blanc par les charognards, et des cadavres à tous les stades de putréfaction avaient remplacé les bornes qui n’avaient jamais existé. Cadavres et carcasses d’ânes qui apportaient au Soudan les charges de colas de la Côte.

J’avais dit :  » Pauvres ânes ! qu’est-ce qu’ils endurent !  »
– Tu les plains, toi aussi ? avait répliqué Amadou Koumba. C’est bien de leur faute pourtant s’ils en sont là aujourd’hui ; s’ils sont les esclaves des esclaves… Si les ordres – impôts et prestations – de Dakar retombent, après avoir passé du Gouverneur au Commandant de cercle, du Commandant de cercle au Chef de Canton (sans oublier l’Interprète), du Chef de Canton au Chef de village, du Chef de village au Chef de famille, du Chef de famille sur leur échine à coups de triques. Comme jadis (car je ne crois pas qu’il y ait quelque chose de changé) du Daniel-le-roi aux Lamanes-vices-rois, des Lamanes aux Diambours-hommes libres, des Diambours aux Badolos de basse condition, des Badolos aux esclaves des esclaves… Si l’âne en est aujourd’hui où il en est, c’est qu’il l’a bien cherché.

Aux temps anciens, bien anciens, dont ils n’ont certainement pas comme nous perdu la mémoire, les ânes comme tous les êtres sur terre, vivaient libres dans un pays où rien ne manquait. Quelle première faute commirent-ils ? Nul ne l’a jamais su et nul ne le saura jamais peut-être. Toujours est-il qu’un jour une grande sécheresse dévasta le pays sur lequel s’abattit la famine. Après des conseils et des palabres interminables, il fut décidé que la reine Fari et des courtisanes s’en iraient a la recherche de terres moins désolées, de régions plus hospitalières, de pays plus nourriciers.

Au royaume de N’Guer qu’habitaient les hommes, les récoltes semblaient plus belles qu’en aucun autre pays. Fari voulut bien s’y arrêter. Mais comment disposer sans risques de toutes ces bonnes choses qui appartenaient aux hommes ? Un seul
moyen peut-être : se faire homme soi-même. Mais l’homme cède-t-il volontiers a son semblable ce qui lui appartient, ce qu’il a obtenu à la sueur de ses bras ? Fari ne l’avait jamais entendu dire. A la femme, peut-être, l’homme ne devait rien refuser, puisque, de mémoire d’être vivant, l’on n’avait jamais vu un mâle refuser quelque chose à une femelle ou la battre – à moins qu’il ne fût fou comme un chien fou. Fari décida donc de rester femelle et de se métamorphoser en femme, sa suite également.

Narr, le Maure du roi de N’Guer, était peut-être le seul sujet du royaume à pratiquer sincèrement la religion du Coran. A cela, il n’avait aucun mérite, puisqu’il devait se montrer digne de ses ancêtres qui avaient introduit par la force l’Islam dans le pays. Mais Narr se distinguait encore des autres par sa couleur blanche d’abord, ensuite par ceci qu’il ne pouvait pas garder le plus infime des secrets. Et de nos jours encore, l’on dit d’un rapporteur  » qu’il a avalé un Maure « .

Narr était donc pratiquement fervent et ne manquait aucune des cinq prières de la journée. Quel ne fut pas son étonnement, un matin, en allant faire ses ablutions au lac de N’Guer, d’y trouver des femmes qui se baignaient. La beauté de l’une d’elles qu’entouraient les autres était telle que l’éclat du soleil naissant en était terni. Narr oublia ablutions et prières et vint en courant réveiller Bour, le roi de N’Guer
– Bout ! Bilahi ! Walahi ! (En vérité ! au nom de Dieu.) Si je mens, que l’on me coupe le cou ! J’ai trouvé au lac une femme dont la beauté ne peut se décrire ! Viens au lac, Bour ! Viens ! Elle n’est digne que de toi.

Bour accompagna son Maure au lac et ramena la belle femme et sa suite. Et fit d’elle son épouse favorite.

Quand l’homme dit à son caractère : « Attends moi ici », à peine a-t-il le dos tourné que le caractère marche sur ses talons. L’homme n’est pas le seul à souffrir de ce malheur. L’âne, comme les autres créatures, le partage avec lui. C’est pourquoi Fari et ses courtisanes, qui auraient dû vivre heureuses et sans souci à la cour du roi de N’Guer, s’ennuyaient et languissaient chaque jour davantage. II leur manquait tout ce qui fait la joie et le bonheur pour une nature d’âne : braire et péter, se rouler par terre et ruer… Aussi demandèrent-elles un jour à Bour, prétextant les grandes chaleurs, l’autorisation, qui leur fut accordée, d’aller se baigner tous les jours au crépuscule dans le lac.

Ramassant les calebasses, les marmites et tous les ustensiles sales, elles allaient ainsi, tous les soirs, au lac où, rejetant boubous et pagnes, elles pénétraient dans l’eau en chantant :

Fari hi ! han !
Fari hi ! han !
Fari est une ânesse,

Où est Fari la reine des ânes
Qui émigra et n’est pas revenue ?

Au fur et à mesure qu’elles chantaient, elles se transformaient en ânesses. Elles sortaient ensuite de l’eau, courant, ruant, se roulant et pétant.

Nul ne troublait leurs ébats. Le seul qui l’eût pu faire, le seul qui sortit du village au crépuscule pour ses ablutions et la prière de Timiss, Narr-le-Maure, était parti en pèlerinage. à La Mecque. Fatiguées et heureuses, Fart et sa suite reprenaient leur corps de femme et s’en retournaient chez Bour, calebasses et mammites récurées.

Les choses auraient pu peut-être durer toujours ainsi, si Narr avait péri en chemin ; s’il avait été pris là-bas vers l’est dans un royaume bambara, peulh ou haoussa et maintenu en esclavage ; ou s’il avait préféré demeurer, le restant de ses jours, près de la Kaaba pour être plus près du paradis. Mais Narr revint un beau jour, et justement à la tombée de la nuit il alla, avant de saluer le roi, vers le lac. II y vit les femmes, et, caché derrière un arbre, il écouta leur chanson. Son étonnement fut plus grand que le jour où il les y avait trouvées, en les voyant se changer en ânesses. Il arriva chez Bour, mais il ne put rien dire de ce qu’il avait vu et entendu, tant il fut fêté et questionné sur son pèlerinage. Mais, au milieu de la nuit, son secret, qui s’était mis en travers du couscous et du mouton dont il s’était gavé, l’étouffait. II vint réveiller le roi
– Bout ! Bilahi ! Walahi ! Si je mens, que l’on me coupe la tête, ta femme la plus chérie n’est pas un être humain, c’est une ânesse !
– Que racontes-tu là, Narr ? Les génies t’ont-ils tourné la tête sur le chemin du salut ?
– Demain, Bour, demain, inch allah ! Je te le prouverai.

Le lendemain matin, Narr appela Diali, le griot-musicien du roi et lui apprit la chanson de Fari.
– Après le déjeuner, lui dit-il, lorsque notre reine favorite caressera sur sa cuisse la tête de Bour pour qu’il s’endorme, au lieu de chanter la gloire des rois défunts, tu joueras sur ta guitare et tu chanteras la chanson que je viens de t’apprendre.
– C’est à La Mecque que tu as appris cette chanson ? s’enquit Diali, curieux comme tout griot qui se respecte.
– Non ! Mais tout à l’heure, tu verras la puissance de ma chanson, répondit Narr-le-Maure.

Bout somnolait donc, la tête sur la cuisse de sa favorite, pendant que Narr racontait à nouveau son pèlerinage, lorsque Diali qui, jusque-là, fredonnait doucement en frôlant sa guitare, se mit à chanter :
Fari hi ! han !
Fari hi ! han !

La reine tressaillit. Bour ouvrit les yeux. Diali continua
Fari hi ! han !
Fari est une ânesse.

– Bour, dit la reine, en pleurant, empêche Diali de chanter cette chanson.
– Pour quelle raison, ma chère femme ? Je la trouve très jolie, moi, dit le roi,
– C’est une chanson que Narr a apprise à La Mecque, expliqua le griot.
– Je t’en supplie. mon maître ! gémit la favorite. Arrête-le. Elle me fait mal au cœur, car on la chante chez nous aux enterrements.
– Mais ce n’est pas une raison pour faire taire Diali, voyons !

Et Diali chantait toujours
Fari est une ânesse
Où est Fari la reine des ânes
Qui émigra et n’est pas revenue ?

Soudain, la jambe de la reine qui supportait la tête de Bour se raidit et sous le pagne apparut un sabot et puis une patte. L’autre jambe se transforma, ses oreilles s’allongèrent, son beau visage également… Rejetant son royal époux, Fari, redevenue ânesse, ruait au milieu de la case, décrochant la mâchoire de Narr-le-Maure. Dans les cases voisines, dans les cuisines, dans la cour, les ruades et les hi ! han ! indiquaient que les sujettes de Fari avaient, elles aussi, subi le même sort que leur reine.
Comme leur reine, elles furent maîtrisées à coups de triques et entravées ; de même que tous les ânes qui, inquiets du sort de leur reine et de leurs épouses, partirent à leur recherche et passaient par le royaume de N’Guer.

Et c’est depuis N’Guer et depuis Fari, que les unes peinent à coups de triques et trottent, chargés, par tous les sentiers, sous le soleil et sous la lune.

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