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En somme, comment est-ce que j’écris ? – Fernando Pessoa

En somme, comment est-ce que j’écris ? – Fernando Pessoa

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J’ai réfléchi aujourd’hui — lors d’une pause dans mes sensations — au genre de prose qui est la mienne. En somme, comment est-ce que j’écris ? J’ai vu, comme bien d’autres, ma volonté pervertie par le désir de posséder un système et une norme. Certes, j’ai écrit bien avant d’avoir l’un ou l’autre ; mais, en cela non plus, je ne diffère guère des autres.

M’analysant cet après-midi, je m’aperçois que mon système stylistique repose sur deux principes, et tout aussitôt, suivant la bonne règle de nos bons classiques, j’érige ces deux principes en règles fondamentales de tout art d’écrire : dire ce que l’on éprouve exactement comme on l’éprouve — clairement si c’est clair ; obscurément si c’est obscur ; confusément si c’est confus ; et bien comprendre que la grammaire n’est jamais qu’un outil, et non pas une loi.

Supposons que je voie devant moi une jeune fille à l’allure masculine. Un être humain ordinaire dira simplement : « Cette jeune fille a l’air d’un garçon. » Un autre être humain, tout aussi ordinaire, mais déjà plus conscient du fait que parler, c’est dire, dira d’elle : « Cette jeune fille est un garçon. » Un autre encore, tout aussi conscient des devoirs de l’expression, mais poussé davantage encore par l’amour de la concision, ce luxe de la pensée, dira d’elle : « Ce garçon. » Quant à moi, je dirai : « Cette garçon », violant la règle de grammaire la plus élémentaire, qui exige que s’accordent en genre et en nombre le substantif et l’adjectif. Et j’aurai fort bien dit ; j’aurai parlé dans l’absolu, photographiquement, loin de la platitude, de la norme, du quotidien. Ainsi n’aurai-je pas parlé : j’aurai dit.

La grammaire, qui définit l’usage, établit des divisions légitimes mais erronées. Elle distingue, par exemple, les verbes transitifs et intransitifs ; cependant, l’homme sachant dire devra, bien souvent, transformer un verbe transitif en verbe intransitif pour photographier ce qu’il ressent, et non, comme le commun des animaux-hommes, pour se contenter de le voir dans le noir. Si je veux dire que j’existe, je dirai « je suis ». Si je veux exprimer que j’existe en tant qu’âme individualisée, je dirai « je suis moi ». Mais si je veux dire que j’existe comme entité, qui se dirige et se forme elle-même, et qui exerce de la façon la plus directe cette fonction divine de se créer soi-même, comment donc emploierai-je le verbe être, sinon en le transformant tout d’un coup en verbe transitif ? Alors, promu triomphalement, antigrammaticalement être suprême, je dirai «je me suis». J’aurai exprimé une philosophie entière en trois petits mots. N’est-ce pas infiniment préférable à quarante phrases pour ne rien dire ? Que peut-on demander de plus à la philosophie et à l’expression verbale ?

Qu’ils obéissent donc à la grammaire, ceux qui ne savent penser ce qu’ils sentent. Que s’en servent au contraire ceux qui savent dominer leurs expressions. On raconte que Sigismond, roi de Rome, ayant commis une faute de grammaire dans un discours public, répondit à quelqu’un lui en faisant la remarque : « Je suis roi de Rome, et au-dessus de la grammaire. » Symbole merveilleux ! Tout homme sachant dire ce qu’il dit est, à sa façon, roi de Rome. Le titre est royal, et la raison en est de savoir s’être.

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