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En ce moment même à Londres – Charles Bukowski

En ce moment même à Londres – Charles Bukowski

en ce moment même à Londres, l’un de mes meilleurs amis – je le considère en tout cas comme tel –, et qui plus est l’un des poètes les plus remarquables de ce Temps, souffre d’un mal dont déjà les Grecs, et tous les Anciens, étaient atteints, un mal qui peut à n’importe quel âge contaminer l’être humain, bien que la période idéale d’infection se situe à la charnière de la cinquantaine, un mal que j’appelle l’immobilisme – c’est-à-dire un relâchement de l’action, un manque croissant d’intérêt et de faculté à s’émerveiller ; tant et si bien que d’un tel mal découle ce que je pourrais définir comme étant la Position de l’Homme Frigorifié, quoique ce soit autrement plus invivable qu’une simple POSITION, mais c’est histoire de vous faire considérer ce corps insensible avec UN TANT SOIT PEU d’humour, sinon vous ne supporteriez pas la noirceur de la situation. donc, nous tous, quel que soit le nombre de nos années, nous finissons un jour ou l’autre par nous retrouver dans la Position de l’Homme Frigorifié, dont les symptômes les plus évidents prennent la forme de remarques aussi banales que « je n’y arrive plus », « ras le bol de toutes ces conneries », ou « salue de ma part Broadway ». cependant, en règle générale, la guérison est rapide, et tout un chacun se remet aussi tôt après à battre sa femme et à respecter les cadences horaires.

sauf lorsqu’il s’agit d’un individu tel que mon ami, car alors pas question de se dégager de la Position de l’Homme Frigorifié, en imitant l’enfant qui, pour se débarrasser d’un jouet, le repousse du pied sous son lit. dommage d’ailleurs qu’il n’en soit pas ainsi ! parce que, voyez-vous, mon ami, lui, il a préféré consulter une foule de médecins, que ce soit en Suisse, en France, en Allemagne, en Italie, en Grèce, en Espagne et, maintenant, en Angleterre, sans que jamais ils puissent améliorer son état. l’un l’a soigné pour des vers. un autre a enfoncé dans ses mains, son cou et son dos de toutes petites aiguilles, des milliers de petites aiguilles. « ce pourrait être le bon traitement, m’a-t-il écrit. avec ces aiguilles, il me semble bien que je vais niquer cette saloperie. » or, dans la lettre suivante, il ne jurait plus que par un prêtre vaudou. pour, une lettre plus tard, se dire dégoûté de toutes les thérapeutiques. conséquence typique de la Position de l’Homme Frigorifié. et voilà comment l’un des poètes les plus remarquables de notre époque se retrouve cloué au lit dans une misérable chambre londonienne, ne survivant que grâce à des aumônes, le regard vide, incapable d’écrire ou de prononcer un mot, et sans chercher, pourrait-on affirmer, à reprendre le dessus, quand on pense qu’il est connu dans le monde entier !

il m’est toutefois facile d’admettre que ce grand poète patauge dans la fosse à purin, car, aussi bizarre que cela paraisse, et aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, j’ai – depuis le JOUR DE MA NAISSANCE – constamment adopté la Position de l’Homme Frigorifié. cela a commencé avec mon père, abominable brute dépourvue de tout courage, qui me battait dans la salle de bains avec sa longue lanière de cuir à affûter les rasoirs, une affûteuse comme on l’appelle parfois. il me battait très régulièrement ; j’avais été conçu hors des liens sacrés du mariage, et je crois bien qu’il m’en rendait responsable. aussi lui arrivait-il de faire les cent pas en chantonnant : « ah, l’heureux temps du célibat, quand mes poches ne criaient pas misère ! » mais hélas ! il ne chantait pas souvent. trop occupé qu’il était à me fouetter. bien avant que je n’atteigne les 7, 8 ans, il avait quasiment réussi à me persuader que j’étais un coupable-né, puisque je ne comprenais pas pourquoi il m’assommait de coups. et pourtant je ne faisais que d’y réfléchir. chaque semaine, j’étais de corvée de tondeuse à gazon, une fois dans le sens de la longueur, une fois dans le sens de la largeur ; après quoi, je devais égaliser les bordures avec un sécateur, et si j’oubliais UN seul brin d’herbe, aussi bien sur la pelouse de devant que sur celle de derrière, il me flanquait une raclée monumentale. et c’est les fesses en sang qu’il me fallait ensuite reprendre le harnais et m’en aller lui arroser son gazon. pendant que je dérouillais, les autres gamins de mon âge jouaient au base-ball, au football, bref à tout ce qui allait en faire des adultes dans la norme. le pire, c’était lorsque mon vieux s’allongeait sur la pelouse pour mesurer en fermant un œil la hauteur de l’herbe. pas une seule fois où il n’ait découvert quelque chose qui clochait : « là-bas, J’EN VOIS UN ! T’EN AS OUBLIÉ UN ! T’EN AS RATÉ UN ! » et aussitôt il hurlait en direction de la fenêtre de la salle de bains où, à ce stade de l’action, en bonne Allemande qui se respecte, se tenait ma mère. « IL EN A OUBLIÉ UN ! JE LE VOIS ! JE LE VOIS ! » et j’entendais alors ma mère lui répondre : « oh ! il en a OUBLIÉ un ! honte, HONTE SUR LUI ! » je suis certain qu’elle aussi me rendait responsable de ses malheurs. « DANS LA SALLE DE BAINS ! » aboyait-il. « IMMÉDIATEMENT ! » il ne me restait plus qu’à m’exécuter, la lanière faisait son apparition, et les coups commençaient de pleuvoir. reste que, malgré ma souffrance que je n’aurais souhaitée à personne, je me sentais indifférent à ce qui m’arrivait. je veux dire que j’étais ailleurs, vraiment ; tout ce cirque ne me concernait pas. n’éprouvant aucune affection envers mes parents, je ne vivais pas ce tabassage comme une absence cruelle d’amour, comme un déni de justice, ou, plus simplement, comme un manque de chaleur humaine. il n’y avait qu’une chose que j’avais du mal à contrôler, c’étaient mes larmes. car je n’aurais pas voulu pleurer. or ce n’était guère plus facile que de tondre la pelouse. je nourrissais la même répulsion envers le coussin qu’ils me donnaient, après la tannée, afin que je puisse m’asseoir. n’empêche qu’étant parvenu à le refuser, ce coussin, j’avais fini par me convaincre qu’il était temps de mettre un terme à mes larmes. ce jour-là, et alors que je fixais le carrelage en serrant les dents, le seul bruit qu’on entendit fut le claquement de la lanière sur mon cul nu. un bruit étrange, effroyable et, pour tout dire, viandesque. sauf que mon père avait beau s’acharner, pas une seule larme ne mouilla mes yeux. et soudain il s’arrêta. d’ordinaire, j’écopais de quinze à vingt coups de lanière. or, nous n’en étions qu’à sept ou huit. et ce fut en hurlant qu’il se rua hors de la salle de bains :

— Maman, maman, je crains que notre garçon ne soit devenu fou, il ne pleure plus quand je le corrige !

— franchement, Henry, tu crois qu’il est devenu fou ?

— oui, j’en suis sûr, maman.

— ah, comme c’est triste !

on peut dater de ce jour-là la première manifestation FLAGRANTE de mon état d’Homme Frigorifié. bien que j’admisse que mon absence de réaction avait de quoi moi-même m’inquiéter, je ne me considérai pas pour autant comme atteint de folie. mon attitude traduisait tout bonnement mon refus d’accepter qu’un individu puisse aussi facilement se mettre en colère pour redevenir, avec la même facilité, calme et joyeux, mais elle traduisait également mon rejet pour un individu qui se passionnait pour UNE AUSSI PETITE CHOSE qu’un brin d’herbe alors que TOUT était sans intérêt.

pour manquer de pratique, je n’étais ni un bon sportif, ni un compagnon de jeu idéal pour mes jeunes camarades. non que je fusse une grosse patate – du courage, je n’en manquais pas, et physiquement, je tenais la forme, sans compter que, lorsque je m’y mettais, je réussissais tout mieux qu’eux –, simplement, j’étais cyclothymique. pour ne rien vous cacher, je m’en tapais. ainsi, quand je me bagarrais avec un de mes copains, je n’arrivais pas à m’énerver. je ne me battais que parce qu’il le fallait. toujours, cette Froideur, m’étonnant que mon adversaire puisse être aussi FURIEUX, aussi ENRAGÉ. et me surprenant à étudier, non sans perplexité, son visage autant que ses attitudes. n’empêche que, de temps à autre, je lui en allongeais un, juste pour vérifier si j’en étais capable, mais tout de suite après je retombais dans ma léthargie.

en général, c’est à ce moment-là que mon père se montrait :

— ça suffit ! on arrête le combat ! fini ! kaputt ! terminé !

comme mes copains le craignaient, ils se sauvaient aussitôt.

— t’as rien d’un homme ! tu te fais tout le temps dérouiller !

je ne répondais pas.

— Maman, le gamin s’est encore fait ratatiner par Chuck Sloan !

— notre gamin ?

— eh oui, le nôtre.

il est plus que probable que mon vieux a fini par comprendre quel Fils Indifférent j’étais, mais il fit comme si de rien n’était. « les enfants, disait-il, on doit les regarder grandir, et ne jamais leur donner la parole. » ça tombait bien, vu que je n’avais rien à dire. que rien ne m’intéressait. totalement Frigorifié. Déjà. comme par avance. et pour toujours.

à l’approche de mes 17 ans, je me mis à boire avec des garçons plus âgés que moi qui traînaient dans la rue et qui piquaient dans la caisse des stations-service et des marchands de vin. mon dégoût de l’existence leur parut être une preuve de courage, et mon absence d’émotions la marque d’une âme bien trempée. d’où ma popularité, qui ne me faisait ni chaud ni froid, puisque j’étais Frigorifié. ils n’hésitaient pas à m’offrir des tas de verres de whisky, de bière et de vin. j’en buvais presque jusqu’à la dernière goutte. sans être ivre, sans m’écrouler. d’autres que moi seraient tombés par terre, en seraient venus aux mains, ou encore auraient poussé la sérénade en titubant, alors que je restais impavide sur ma chaise à lamper verre après verre, en sorte que grandissait en moi ce sentiment d’isolement, d’irrémédiable distance, sans que j’en souffre un seul instant. au mieux, j’étais sensible à l’éclairage électrique, au brouhaha et à la proximité de tous ces corps.

pour autant, je continuais de vivre chez mes parents, l’Amérique étant alors en pleine dépression, un gamin de 17 ans pouvait se l’accrocher pour se dégoter un job en 1937. aussi était-ce par nécessité, et non par goût, que je réintégrais le domicile familial.

une nuit, comme je cognais à la porte, ma mère ouvrit le judas et, me découvrant, se mit à vociférer :

— il est soûl ! il est encore soûl !

et en écho j’entendis la grosse voix :

— il est ENCORE soûl ?

puis le visage de mon père s’encadra dans le judas :

— je ne peux pas te laisser entrer. par ta conduite, tu déshonores ta mère et ta patrie.

— il gèle dehors. ou tu ouvres cette porte ou je la défonce. déjà que pour arriver jusqu’ici, il m’a fallu marcher des plombes ! enfin, quoi, on est tous embarqués dans la même galère !

— non, mon garçon, tu ne souilleras pas ma maison. tu jettes le déshonneur sur ta mère et sur ta patrie…

je me reculai et, après m’être ramassé pour l’assaut, je fonçai. là encore, aucune colère ne m’animait, c’était plutôt comme lorsqu’on pose une addition, une fois lancé, on ne s’arrête pas en plein calcul. je me jetai donc contre la porte. qui ne céda pas, mais qui se fendit par le milieu, tandis que la serrure accusait salement le coup. de nouveau, je repris de l’élan.

— ça va comme ça, s’écria mon père, j’ouvre.

dès que je fus à l’intérieur, de voir ces gueules, stériles, inexpressives, hideuses, cauchemardesques, des gueules de carton bouilli, j’en eus le haut au cœur, et mon trop-plein d’alcool s’évacua directement sur leur beau tapis qui, quoiqu’il représentât L’Arbre de Vie, en fut tout recouvert.

— tu sais ce que l’on fait à un chien qui chie sur un tapis ? s’époumona mon père.

— non, grognai-je.

— on lui fourre DEDANS sa TRUFFE ! et ainsi PLUS JAMAIS il ne recommence !

je ne fis aucun commentaire. s’approchant alors de moi, mon père posa sa main sur ma nuque.

— et toi, tu n’es qu’un chien, dit-il.

sans que je réagisse le moins du monde.

— et puisque tu sais désormais ce que l’on fait aux chiens qui…

ce disant, il accentua sa pression, m’obligeant à m’incliner vers le bas, vers la mare de vomissure qui recouvrait L’Arbre de Vie.

— crois-moi que lorsqu’on leur a barbouillé la gueule de merde, plus jamais ils ne chient sur un tapis !

dressée dans sa chemise de nuit, ma mère, la bonne Allemande, assistait, muette comme une carpe, à la scène. longtemps, j’avais eu le sentiment qu’elle aurait aimé être de mon côté, en quoi je m’illusionnais, sans doute pour lui avoir sucé le sein dans mon jeune âge. de toute façon, on ne pouvait se ranger à mes côtés, puisque j’en étais dépourvu.

— bon, père, écoute-moi bien, T’ARRÊTE !

— pas question ! ce que l’on fait à un chien, on doit…

— je viens de te demander d’arrêter.

mais il ne relâcha pas sa pression, et je n’étais plus qu’à quelques centimètres de l’innommable. certes, j’étais un Homme Frigorifié, mais Froideur n’a jamais voulu dire Masochisme. d’autant que je ne voyais aucune raison à ce que l’on me fourre le blair dans mon vomi, et en aurais-je d’ailleurs vu une que je l’aurais moi-même fait. dans mon refus, n’entraient, soyons précis, NI FIERTÉ, NI EXASPÉRATION – qu’est-ce que j’en avais à branler ? –, mais je n’admettais pas que l’on décidât sans mon accord du résultat de l’ADDITION. j’en étais, selon mon expression favorite, outré !

— arrête ! et c’est la dernière fois que je te le demande.

non seulement, il fit la sourde oreille mais, dans la seconde qui suivit, mes narines frôlèrent le dégueulis.

pivotant brusquement sur mes talons, je parvins à me redresser et à lui assener un splendide uppercut à la volée – j’avais mis le paquet, le cueillant au menton avec une précision digne d’éloges. il vacilla, puis, bang, partit lourdement à la renverse – tout un empire de force brutale enfin réduit à néant – pour s’écraser sur la canapé, les bras en croix, le regard flou de l’animal estoqué. animal ? mais oui, c’était lui, le chien. je fis un pas en sa direction, au cas où il aurait fait mine de se relever. mais il ne bougeait plus. se contentant de me fixer avec stupéfaction. d’ailleurs, je savais qu’il ne se relèverait pas. malgré sa grande gueule, mon père n’était qu’un lâche. j’en avais la vivante démonstration. un instant, il me passa par l’esprit que s’il était lâche, moi, son fils, je devais probablement l’être aussi. sauf que, pour être un Homme Frigorifié, une telle perspective ne me gênait pas. je ne me sentais pas concerné, et je ne le fus pas davantage lorsque ma mère me laboura le visage de ses griffes, tout en couinant : « tu as frappé ton PÈRE ! tu as frappé ton Père ! tu as frappé ton PÈRE ! »

et alors, quelle importance ? aussi je m’offris à ses ongles hystériques et crochus pour qu’elle pût lacérer mes chairs, faire couler dans mon cou ce sang maudit jusqu’à ce que ma chemise en soit trempée, et jusqu’à ce que ce putain d’Arbre de Vie soit éclaboussé de ce qui n’était que de la viande rouge. et, puisque rien ne pouvait m’atteindre, j’attendis que ça se tasse. « TU AS FRAPPÉ TON PÈRE ! » progressivement, les coups de griffes s’espacèrent. il suffisait d’être patient. il y eut une première pause, puis une seconde, le tout entrecoupé de « tu… as… frappé… ton… père… ton père !…»

— d’accord. tu as fini ? lui demandai-je.

entre parenthèses, c’étaient, en dehors des « oui » et des « non », les premiers mots que je lui adressais en dix ans.

— foui.

— va dans ta chambre, me lança alors mon père depuis le canapé, je te verrai demain matin. nous deux, on a à SE PARLER !

mais, le lendemain matin, ce fut lui qui joua l’Homme Frigorifié, sans qu’il s’agisse pour lui, je l’imagine, d’un choix délibéré.

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