Droit, législation et liberté – Friedrich Hayek
(Extrait du chapitre « Politique gouvernementale et marché »)
La concurrence, méthode de découverte
De façon absolument générale, à l’intérieur comme à l’extérieur de la sphère économique, la concurrence est une procédure raisonnable à employer seulement lorsque nous ne savons pas l’avance qui fera le mieux. Dans les examens ou les rencontres sportives comme sur le marché, elle nous dira toutefois uniquement qui a fait le mieux dans les circonstances données ; elle ne garantit pas que chacun aura fait tout ce dont il est capable, bien qu’elle fournisse l’une des meilleures incitations à faire le maximum. Elle fournit une incitation à faire mieux que le concurrent le plus dangereux, mais si celui-ci est loin derrière, le meilleur dispose d’une grande marge dans laquelle décider quant à l’intensité de son effort. C’est seulement si l’autre le suit sur les talons, et si lui-même ne sait pas dans quelle mesure il est vraiment le meilleur, qu’il se dépensera à fond. Et c’est seulement s’il y a une gradation plus ou moins continue de capacités, et si chacun tient fortement à se classer au meilleur rang dont il est capable, que chacun restera sur le grand braquet tout en regardant par-dessus l’épaule si le suivant le rattrape.
La concurrence est ainsi, comme l’expérimentation dans les sciences, d’abord et surtout une procédure de découverte. Aucune théorie ne peut lui rendre justice, si l’on part de l’hypothèse que les faits à découvrir sont déjà connus, Il n’y a pas une gamme prédéterminée de faits connus ou « donnés » qui jamais pourra être en totalité prise en compte. Tout ce que nous pouvons espérer garantir, c’est une méthode qui, globalement, est susceptible d’amener à une situation où l’on pourra, mieux que par toute autre méthode connue de nous, prendre en compte le maximum de faits objectifs virtuellement utilisables.
La fluidité des circonstances, voilà ce qui rend si insignifiante pour le choix d’une conduite politique toute appréciation les effets de la concurrence qui repose sur l’idée que tous les faits influents sont connus par quelque unique cerveau. Le vrai problème porte sur le meilleur moyen d’aider à la meilleure utilisation de la connaissance, des talents et des occasions d’apprendre, qui sont dispersés parmi des centaines de milliers de gens mais ne sont connus dans leur totalité par personne. La concurrence doit être vue comme un processus dans lequel les gens acquièrent et communiquent de la connaissance ; en discuter comme si toute cette connaissance était à la disposition d’une unique personne au point de départ, c’est en faire un pur non-sens.
Il est aussi absurde de juger des résultats concrets de la concurrence d’après une quelconque idée préconçue des biens qu’elle « devrait » faire produire, que de juger des résultats d’une expérimentation scientifique d’après leur degré de concordance avec ce que l’on avait attendu. Ce qui est vrai quant aux résultats de l’expérimentation scientifique l’est encore ici : nous ne pouvons juger de la valeur des résultats que par les conditions dans lesquelles l’expérimentation a été conduite, et non par les résultats atteints. L’on ne peut donc dire de la concurrence, pas plus que d’aucune autre sorte d’expérimentation, qu’elle conduise à une maximation de quelque résultat mesurable. Elle conduit simplement, dans les conditions qui lui sont favorables, à une meilleure utilisation des talents et des connaissances qu’aucune autre procédure connue.
Bien que tout emploi réussi de talent et de savoir puisse être vu comme un gain, et que chaque acte d’échange nouveau où les deux parties préfèrent ce qu’elles reçoivent à ce qu’elles cèdent puisse donc être considéré comme un avantage, nous ne pouvons jamais dire de quel montant global ont augmenté les bénéfices nets dont disposent les gens. Nous n’avons pas affaire à des grandeurs mesurables ou cumulatives, mais nous devons accepter comme l’optimum réalisable les résultats de la situation d’ensemble dont les données ont le plus de chances de conduire à la découverte du plus grand nombre possible d’occasions favorables.
Comment un individu agira sous la pression de la concurrence, quelles circonstances précises se présenteront à lui dans cette situation, lui-même ne le sait pas d’avance et, à plus forte raison, doit rester inconnu aux autres. Il est par conséquent littéralement sans signification de requérir de lui qu’il agisse « comme si » la concurrence existait, ou comme si elle était plus complète qu’elle ne l’est. Nous verrons en particulier que l’une des principales sources d’erreur dans ce domaine est la façon de voir dérivée de l’hypothèse artificielle de « courbes des coûts » individuelles qui seraient des faits objectifs susceptibles d’inspection, alors qu’il s’agit de quelque chose qui se détermine uniquement sur la base de la connaissance et du jugement de l’individu – connaissance qui sera toute autre selon qu’il agit dans un marché hautement concurrentiel, ou qu’il est producteur unique ou l’un des rares producteurs du bien considéré.
Bien qu’expliquer les résultats de la concurrence soit l’un des buts essentiels de la théorie économique (ou catallactique), les faits que nous venons de considérer restreignent grandement la mesure dans laquelle cette théorie peut prédire les résultats particuliers de la concurrence, dans le type de situation qui nous intéresse pratiquement.
De fait, la concurrence est précieuse précisément parce qu’elle constitue une méthode de découverte, dont nous n’aurions pas besoin si ses résultats pouvaient être prédits. La théorie économique peut élucider le fonctionnement de cette procédure d’exploration en construisant des modèles dans lesquels l’on suppose que le théoricien possède toute la connaissance qui guide tous les agents divers dont le modèle représente l’interaction. Nous ne sommes intéressés par ce modèle que parce qu’il nous dit comment un système de ce genre fonctionnera. Mais nous avons à l’appliquer à des situations de fait où nous ne possédons pas la connaissance des facteurs circonstanciels.
Ce dont l’économiste est seul capable, c’est de tirer de modèles mentaux – dans lesquels il suppose, pour ainsi dire, qu’il peut regarder les cartes dans la main de chacun des joueurs – certaines conclusions sur le caractère général du résultat ; conclusions qu’il peut sans doute tester sur des modèles artificiellement construits, mais qui ne sont intéressantes que dans les circonstances où il ne peut pas les vérifier, faute de connaître les détails nécessaires.
(…)
Les réalisations du marché libre
Qu’est-ce donc que nous attendons de la concurrence, et qu’elle nous apporte normalement en fait si on ne l’en empêche pas ?
C’est un résultat si simple et si évident que nous sommes presque tous enclins à le prendre pour assurer ; et nous ne nous rendons aucunement compte que c’est un résultat tout à fait remarquable, qui ne pourrait être atteint par aucune autorité qui dicterait à chaque producteur ce qu’il doit faire.
La concurrence non entravée tend à faire régner un état de choses où : primo tout bien sera produit, que quelqu’un sait faire et vendre profitablement à un prix tel que les acheteurs le préféreront à tout autre bien disponible; secundo, tout bien produit l’est par des gens qui peuvent le faire à aussi bon marché, au moins, que ne le pourraient tous ceux qui effectivement n’en produisent pas; tertio, tous les biens seront vendus à des prix plus bas, ou du moins aussi bas, que ne pourraient les vendre tous ceux qui en fait n’en vendent pas.
Il y a trois points à considérer si l’on veut voir l’importance d’un tel état de choses sous l’éclairage qui convient : d’abord, c’est un état de choses que nulle direction centrale ne pourrait jamais provoquer; ensuite, cet état de choses est réalisé à un degré remarquablement élevé dans tous les domaines où la concurrence n’est pas interdite par les gouvernements, et où ceux-ci ne tolèrent pas qu’elle soit paralysée par des individus ou des groupes organisés; enfin, que dans de très vastes secteurs de l’activité économique cet état de choses n’a jamais été réalisé à un degré élevé, parce que les gouvernements ont limité la concurrence, ou ont aidé à le faire des personnes privées ou des groupes organisés. Si modestes que puissent apparaître ces réalisations au premier abord, le fait est que nous ne connaissons aucune autre méthode qui aboutirait à de meilleurs résultats ; et partout où la concurrence est interdite ou empêchée, les conditions pour de telles réalisations sont fort loin d’être réunies. Considérant que dans de nombreux domaines, la concurrence a toujours été empêchée par la politique délibérée des gouvernements, de produire ces résultats, alors qu’ils sont étroitement approchés partout où la concurrence est laissée libre d’opérer, nous devrions nous soucier davantage de la rendre généralement possible, que de la faire fonctionner suivant un irréalisable critère de « perfection».
Pour se convaincre du haut degré auquel, dans une société fonctionnant normalement, la situation décrite est effectivement réalisée, il suffit de voir combien il est difficile d’y découvrir des possibilités de gagner de l’argent en servant les consommateurs que trop combien grande en est la difficulté, et combien il faut d’inventivité pour trouver de telles ouvertures dans une catallaxie authentique », Il est instructif aussi de comparer à cet égard la situation dans un pays où existe une large classe de commerçants actifs, où la plupart des débouchés possibles sont exploités, avec celle qui existe dans un pays où les gens sont moins mobiles ou entreprenants et où, en conséquence, quelqu’un dont la mentalité est autre trouvera souvent de larges possibilités de rapide enrichissements, Le point important ici est qu’un esprit commercial hautement développé est lui-même le produit autant que la condition d’une concurrence effective; et que nous ne connaissons aucune autre méthode pour engendrer cet esprit, que d’ouvrir largement la concurrence à tous ceux qui veulent profiter des chances qu’elle offre.
Concurrence et rationalité
La concurrence n’est pas seulement la seule méthode que nous connaissions pour profiter des connaissances et des talents que peuvent avoir les autres, mais elle est aussi la méthode par laquelle nous avons été amenés à acquérir les connaissances et les talents que nous-mêmes possédons. C’est là ce que ne comprennent pas les gens qui disent que le plaidoyer pour la concurrence repose sur l’hypothèse du comportement rationnel de ceux qui y participent. Or le comportement rationnel n’est pas une prémisse de la théorie économique, bien qu’on présente souvent la chose ainsi.
La thèse fondamentale de la théorie est au contraire que la concurrence est ce qui oblige les gens à agir rationnellement pour pouvoir subsister. Elle se fonde non pas sur la supposition que la plupart des participants au marché, ou même tous, sont rationnels – mais au contraire sur l’idée que ce sera généralement à travers la concurrence qu’un petit nombre d’individus relativement plus rationnels mettront les autres dans la nécessité de devenir leurs émules en vue de prévaloir.
Dans une société où un comportement rationnel confère à l’individu un avantage, des méthodes rationnelles seront progressivement élaborées et se répandront par imitation. A quoi bon être plus rationnel que le reste, si l’on ne vous laisse pas tirer un bénéfice de l’être ?
Voilà pourquoi, en général, ce n’est pas la rationalité qui est nécessaire pour que la concurrence joue ; c’est au contraire de la concurrence, ou des traditions qui la permettent, que découlera un comportement rationnel. L’initiative de chercher à faire mieux que par les procédés habituels, tel est le chemin selon lequel se développe cette capacité de penser qui, plus tard, se manifestera par la discussion et la critique. Aucune société n’a jamais acquis l’aptitude à la pensée rationnelle systématique, si elle n’a d’abord engendré une classe commerçante dans laquelle l’amélioration des outils mentaux procura un avantage aux individus.
C’est là ce dont devraient se souvenir spécialement ceux qui prétendent que la concurrence ne peut jouer entre des gens qui n’ont pas l’esprit d’entreprise. Il suffit que quelques-uns, éventuellement venus du dehors, deviennent estimés et puissants pour avoir essayé avec succès de nouvelles voies, et que l’on n’empêche pas de les imiter ceux qui le voudront ; si peu nombreux qu’ils soient au début, l’esprit d’entreprise émergera par la seule méthode qui puisse l’engendrer. La concurrence est tout autant une méthode pour produire des mentalités d’un certain type, que n’importe quoi d’autre ; la tournure d’esprit même des grands entrepreneurs n’existerait pas sans le milieu dans lequel ils ont développé leurs dons. La même capacité de penser prendra un tour tout différent, selon la tâche à laquelle elle est appliquée.
Une telle évolution ne sera possible que si la majorité traditionaliste ne peut pas rendre obligatoires pour tout le monde des façons de procéder et des mœurs qui empêcheraient l’expérimentation de nouveaux procédés, inhérente à la concurrence.
Cela signifie que les pouvoirs de la majorité doivent se borner à l’imposition de règles générales telles que les individus ne puissent empiéter sur le domaine protégé de leurs semblables ; ces pouvoirs ne doivent pas comporter de prescrire aux individus ce qu’ils ont à faire.
Si la façon de voir de la majorité, ou une façon de voir unique, concernant la manière dont les choses doivent être faites devient en quelque manière générale, les processus que nous avons esquissés et par lesquels des méthodes plus rationnelles remplacent celles qui le sont moins, sont empêchés d’apparaître. La croissance intellectuelle d’une communauté s’opère par la diffusion progressive des idées d’un petit nombre, même au détriment de ceux qui répugnent à les accepter ; personne, bien entendu, ne doit pouvoir les y contraindre parce qu’il estime que ces idées sont meilleures, mais si l’application montre qu’elles sont plus efficaces, ceux qui s’accrochent à leurs habitudes ne doivent pas être protégés contre le déclin, relatif ou même absolu de leur situation. La concurrence, après tout, est toujours un processus dans lequel un petit nombre oblige indirectement un plus grand nombre de gens à faire quelque chose qui leur déplaît, et à quoi ils ne seraient pas obligés s’il n’y avait la concurrence : travailler plus dur, changer d’habitudes, apporter à leur ouvrage plus d’attention, d’assiduité ou de régularité. Dans une société où l’esprit d’entreprise ne s’est pas encore répandu, si la majorité a le pouvoir d’interdire ce qui lui déplaît, il est bien peu vraisemblable qu’elle permette à la concurrence de survenir.
Je doute qu’un marché fonctionnant selon ses propres règles ait jamais pu faire son apparition dans une démocratie illimitée, et il semble pour le moins probable que la démocratie illimitée le détruira là où il s’est développé. Avoir des concurrents, c’est toujours quelque chose de gênant, qui empêche de vivre tranquille ; et cette conséquence directe de la concurrence est toujours plus visible que les avantages indirects que nous en recevons. En particulier, les effets directs seront ressentis par les membres du même métier qui voient la concurrence jouer, alors que le consommateur n’aura généralement que peu d’idée des actions individuelles qui ont amené une réduction des prix ou une amélioration de la qualité.
Taille, concentration et pouvoir
A l’encontre des changements qu’entraînent les progrès économiques ou technologiques, plusieurs facteurs jouent : une insistance déformante à propos de l’influence de la firme individuelle sur les prix, le préjugé populaire défavorable à l’égard de l’entreprise de très grande taille, diverses considérations « sociales » présentant comme désirable de conserver la classe moyenne, l’entrepreneur indépendant, l’artisan et le boutiquier, et en général la structure existante de la société. Le « pouvoir » que peuvent exercer les grandes sociétés est représenté comme dangereux en lui-même, et appelant des mesures gouvernementales spéciales pour le borner. Plus souvent sans doute que toute autre considération, cette inquiétude devant la taille et la puissance de certaines grandes entreprises conduit à des conclusions anti-libérales, à partir de prémisses libérales. Nous allons voir effectivement qu’il y a deux aspects importants sous lesquels le monopole peut conférer à son possesseur un pouvoir nuisible. Mais ni la dimension de l’entreprise, en elle même, ni la possibilité de fixer les prix auxquels tout le monde peut acheter le produit ne fournissent une mesure de ce pouvoir de nuire. Ce qui compte encore plus, est qu’il n’existe ni mesure possible ni point de comparaison fixe par où l’on pourrait décider qu’une entreprise est trop grande. Certainement le simple fait qu’une seule grande firme, dans une certaine industrie, a une situation « dominante » sur le marché, parce que les autres firmes de la branche suivront la même politique des prix, ne suffit pas à démontrer que cette situation puisse effectivement être rectifiée par un moyen autre que l’apparition d’un concurrent efficace – événement que nous pouvons souhaiter mais que nous ne pouvons provoquer tant que personne d’autre ne dispose des mêmes avantages spéciaux (ou d’avantages compensatoires) que la firme qui pour l’instant est dominante.
Les dimensions optimales d’une firme déterminée constituent l’une des inconnues à résoudre par le recours au marché, au même titre que les prix, les quantités et qualités des biens à produire et vendre. Il ne peut y avoir de règle générale concernant la taille souhaitable, puisqu’elle dépendra des circonstances économiques et technologiques momentanées, toujours mouvantes ; il y aura toujours de multiples modifications susceptibles de donner un avantage à des entreprises que l’on jugerait trop grandes d’après les références du passé récent.
Il n’est pas niable que les avantages de taille ne reposeront pas toujours sur des éléments inchangeables, par exemple la rareté de certains talents ou de certaines ressources (y compris des faits de hasard inévitables, comme lorsque quelqu’un a ouvert un champ nouveau et, par-là, a eu plus de temps pour acquérir de l’expérience et des connaissances spéciales). Souvent les avantages de dimension découleront de dispositions institutionnelles, de sorte que ces avantages sont artificiels en ce sens qu’ils n’assurent pas un coût social moindre par unité de produit fabriqué.
Dans la mesure où la législation fiscale, celle sur les sociétés, ou le degré d’influence au sein de l’administration gouvernementale, procurent aux plus grandes unités des avantages comparatifs non fondés sur une authentique supériorité dans la productivité, il y a véritablement tout lieu de modifier le cadre institutionnel de façon à écarter ces avantages artificiels du gigantisme. Mais il n’y a pas plus de raisons de pratiquer une discrimination politique à l’encontre des firmes géantes qu’il n’y en a pour les favoriser. La thèse selon laquelle la taille confère par elle-même une influence nuisible sur le comportement commercial des concurrents a effectivement une certaine plausibilité lorsque nous pensons en fonction d’une seule « industrie », à l’intérieur de laquelle il peut certes parfois n’y avoir place que pour une seule très grande firme spécialisée. Mais l’apparition de la firme géante a pratiquement vidé de sens le concept d’industries distinctes où une entreprise unique peut, en raison de l’ampleur de ses ressources, exercer une domination. L’un des résultats imprévus de l’accroissement de dimensions des sociétés industrielles, que les théoriciens n’ont pas encore complètement assimilés, est que leur taille gigantesque a entraîné une diversification qui traverse toutes les frontières des industries particulières. En conséquence, la dimension des sociétés qui existent dans les autres industries constitue maintenant la limite principale du pouvoir que la taille pouvait conférer à une société de capitaux géante à l’intérieur d’une seule industrie.
Il est bien possible que, par exemple dans l’industrie électrique d’une certaine nation, aucune autre société ne puisse avoir la puissance ni la capacité de durée nécessaires pour défier un géant industriel décidé à défendre son monopole de fait dans certains produits. Mais comme l’a montré le développement des groupes géants de l’automobile ou de la chimie aux États-Unis, ils n’ont aucun scrupule à empiéter sur tel ou tel champ d’action où l’appui de vastes ressources est essentiel pour qu’il soit prometteur d’y entrer.
La taille est ainsi devenue l’antidote le plus efficace contre le pouvoir que donne la taille : ce qui arrête le pouvoir d’un agrégat géant de capitaux, ce sont d’autres agrégats de capitaux, et ce bornage sera beaucoup plus efficace qu’aucun contrôle gouvernemental, dont la permission d’opérer implique son droit de regard sinon sa protection ouverte. Comme je ne puis le répéter trop souvent, le monopole surveillé par l’État tend toujours à devenir monopole protégé par l’État ; et la lutte contre le gigantisme n’aboutit que trop souvent à empêcher précisément les évolutions à travers lesquelles la taille devient son propre antidote.
Je n’ai nullement l’intention de nier qu’il existe réellement des problèmes sociaux et politiques (en tant que distincts des problèmes simplement économiques) qui font apparaître plus désirable et plus « sain » d’avoir un grand nombre de petites entreprises qu’une structure faite de grandes entreprises peu nombreuses. Nous avons déjà eu l’occasion de noter le danger résultant du fait qu’une proportion grandissante de la population travaille dans des organismes sans cesse plus massifs, et que par voie de conséquence ces gens sont familiers du type d’ordre organisationnel, mais étrangers à l’ordre du marché qui coordonne les activités des diverses sociétés de capitaux. Des considérations de ce genre sont souvent avancées pour justifier des mesures destinées à freiner la croissance des entreprises considérées individuellement, ou pour protéger les firmes moins efficientes contre leur éviction ou leur absorption par une grande.
Même en admettant que de telles mesures puissent être désirables à certains égards, c’est l’une de ces choses souhaitables en elles-mêmes qui ne peuvent être réalisées sans conférer un pouvoir discrétionnaire et arbitraire à une quelconque autorité ; de telles considérations doivent céder le pas à une autre plus importante, à savoir qu’aucune autorité ne doit être investie de pouvoirs de cette nature. Nous avons déjà souligné qu’en plaçant cette limite à tout pouvoir quel qu’il soit, l’on peut rendre impossible de satisfaire tel ou tel désir partagé par la majorité du peuple; et plus généralement que, pour éviter des maux plus grands, une société libre doit se refuser à elle-même certains genres de pouvoirs, même lorsque les conséquences prévisibles de l’exercice de tels pouvoirs paraissent uniquement bienfaisantes, et qu’il n’y ait peut-être aucun autre moyen d’obtenir le résultat en question.