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Dompter les cavales – Léon Degrelle

Dompter les cavales – Léon Degrelle

Les puces ont envahi en rangs serrés nos uniformes terreux. Des souris courottent. Un rat se chauffe contre mon nez aux heures de sommeil.
Ces compagnonnages nous édifient fort sur la vanité de notre orgueil, nous qui ne pouvons même pas échapper aux plus petites des bêtes, les plus ridicules et les plus sales.

Mais la poésie est partout. Devant nos fusils, des milliers de passereaux sautillent dans les haies, en faisant gentiment danser leur ventre rond. Ils écoutent, à un mètre, les petits compliments que nous essayons de leur musarder. Puis ils s’installent en bandes folles dans les joncs, ils crient, pépient, sifflent, comme si le ciel d’argent jetait des poignées de joie claire sur le paysage de gel.
Il y a aussi des corbeaux qui passent, éclairs noirs, peu nombreux et muets : de temps en temps ils lancent leur grand cri rauque, sans doute pour rappeler que la mort nous guette, âpre comme eux, vorace comme eux, l’aile sombre et coupante.
Nous nous efforçons de toujours sourire, aux passereaux qui chantent, aux corbeaux solennels qui passent.
Mais le cœur est le cœur ; et il a, derrière le sourire des lèvres et des yeux, ses pauvres secrets maladroits de bête souffrante.

On se sent guetté de tous côtés par la mort. Chaque pas coûte, pas lourd qu’il faut rendre léger, malgré la mitrailleuse qui pèse, les pieds qui trébuchent, les récoltes pourries qui crissent, les grands trous dans lesquels on tombe sans un mot.
La voilà, la vie ingrate des armes, celle qui ne connaît ni griserie ni spectateurs, celle où, n’importe quand, on peut être poignardé, abattu, traîné vivant chez les ennemis d’en face. Il faut calmement avancer, mètre par mètre, alors que le tir peut brusquement éclater à dix pas. Quelques coups dans le noir, entre les postes ; un cri rauque ; et la nuit roulerait à nouveau, fermée, glacée, implacable.
Toutes les forces de vie voudraient s’insurger à ces moments-là. Car on tient à sa vie, à ses membres, au sang qui bat puissamment dans son corps ; on tient à des êtres de chair ; on tient à la lumière qui doit renaître. La vigueur, la chaleur, le grondement de la bête humaine crient leur volonté de se déployer, de brûler, de retentir.

Tenir sa vie ainsi repliée, matée, offerte dans l’ombre, prête au dernier bondissement ou au dernier râle, est une terrible école d’énergie. Nous rentrerons avec des volontés bandées.
Mais le goût de la vie sera encore plus fort, car nous aurons connu intensément le prix, la saveur, la douceur brûlante de chaque seconde, tombant comme une goutte de silence dans cette grande crispation des cœurs attentifs.
Nous aimons, avec une puissance déchaînée, notre existence charnelle, le rythme de nos pensées, l’élan de nos sens, qu’un coup clair dans la nuit pourrait briser.
Nos bras ! Nos jambes ! Nos yeux ! Pour enserrer, franchir, regarder avec passion et domination !
Tout cela crie son droit à la vie, droit de l’animal qui veut courir et saisir, droit de l’intelligence qui veut s’enchanter et créer.
La vie ! Que c’est beau, indescriptiblement beau, exaltant, douceur des corps, lumière des midis, ardeur du feu !
Cette vie, nous la serrons dans nos poings volontaires de soldats muets, attentifs, patients, guetteurs de l’ombre.
Nous avons appris à nous dompter, à dompter les cavales sauvages qui hennissaient dans les vastes champs de nos rêves.
Mais les tenant en main d’une poigne d’acier, nous humons avec une volupté qui nous fait fermer les yeux la puissante odeur de vie qui fume au-dessus de l’attelage frémissant. Vie ! Vie !

Il fait froid au point que les médicaments éclatent. L’alcool même a gelé dans les flacons de l’ambulance. Pauvres pieds, pauvres oreilles, pauvres nez blanchis, puis momifiés dans les nuits atroces, hurlantes, sifflantes…
Ce matin, l’ordre du départ pour un autre secteur de combat est arrivé.
Nous irons où on nous dira d’aller, souriants dans la neige qui, depuis notre réveil, tombe à gros flocons lents.
Nos pieds seront transis, nos lèvres seront gercées, nos corps, pliés pour avoir moins froid, seront lourds et gauches, mais le feu intérieur continuera à monter et donnera à nos yeux des lueurs de soleil.

Ici nos âmes se sont tendues. Ces mamelons, ces files de sapins, ces meules pourries nous ont vus, l’œil brillant, guettant chaque ligne.
Ce ciel noir que je contemple ici pour la dernière fois, je l’ai zébré de mes balles traçantes, tandis que les balles ennemies poussaient leurs cris aigus de chats qui bondissent.
Déjà mon sac est prêt. Je regarde la paille foulée, cassée en petits morceaux où je me reposais en rentrant, fatigué et glacé, des patrouilles nocturnes. Le petit quinquet fumeux éclaire de sa flamme jaune ma dernière note quotidienne. A une corde pendent encore quelques chemises, quelques mouchoirs lavés vaille que vaille, couverts déjà de poussière. Pauvres murs de torchis, four qu’on chauffait avec des débris de cloisons, petits carreaux gelés, aux dessins blancs de fougères…

Nous ramassons nos gamelles cabossées, nos gourdes poilues, nos armes aux éclairs noirs.
Plus tard, il y aura sans doute à nouveau ici, des plantes grasses, des icônes, une femme aux jupons épais, une âcre odeur de graisse végétale. Mais pour toujours sera morte la vie humble et grouillante des jeunes garçons étrangers, perdus au fond de la steppe, et qui, en partant la nuit, ne savaient jamais s’ils ne rentreraient pas en contenant avec leurs mains des chairs déchirées et du sang tiède…

Ce misérable carré de demi-lumière aura été le centre d’une intense vie spirituelle. Elle partira avec nous, renaîtra au hasard des routes gelées, des gîtes improvisés, des talus, des fossés où il aura fallu guetter, traquer l’adversaire, ou éviter ses coups.
Nous pourrons revenir ici un jour : l’essentiel aura disparu.
C’est pour cela que nous partirons à l’aube sans tourner la tête. La vie est devant, même si la vie est la mort.

Bah ! plus le sacrifice est grand, plus on se donne.
Et c’est pour nous donner que nous nous sommes dressés, le cœur éclatant.

 

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