Des délits et des peines – Cesare Beccaria
(Extraits)
Chapitre II. – Droit de punir
« Tout châtiment dont la nécessité n’est point absolue devient tyrannique, » dit le grand Montesquieu, proposition qu’on peut rendre plus générale en l’exprimant ainsi : « Tout acte d’autorité exercé par un homme sur un autre homme est tyrannique s’il n’est pas absolument nécessaire. » La nécessité de défendre le dépôt de la sûreté publique contre les usurpations des particuliers est donc le fondement du droit de punir. Plus le souverain (dans lequel il réside) conserve de liberté à ses sujets, plus la sûreté publique est sacrée et inviolable, plus les peines sont justes. C’est dans le cœur humain que nous trouverons gravés les principes fondamentaux du droit de punir, et l’on ne tirera d’avantage durable de la politique morale que lorsqu’elle aura pour base les sentiments ineffaçables de l’homme. Toute loi qui s’en écartera doit éprouver une résistance à laquelle elle sera contrainte de céder. C’est ainsi que la plus petite force, quand on l’applique continuellement, détruit à la fin dans un corps le mouvement le plus violent.
Chapitre XII. – But des châtiments
Des vérités exposées jusqu’ici il suit évidemment que le but des peines n’est, ni de tourmenter ou d’affliger un être sensible, ni d’empêcher qu’un crime déjà commis ne le soit effectivement. Cette inutile cruauté, funeste instrument de la fureur et du fanatisme ou de la faiblesse des tyrans, pourrait-elle être adoptée par un corps politique, qui, loin d’agir par passion, n’a pour objets que de réprimer celles des hommes ? Croirait-on que les cris d’un malheureux rappellent du passé qui ne revient plus, une action déjà commise ? Non, le but des châtiments n’est autre que d’empêcher le coupable de nuire encore à la société et de détourner ses concitoyens de tenter des crimes semblables. Parmi les peines et la manière de les infliger, il faut donc choisir celle qui, proportion gardée, doit faire l’impression la plus efficace et la plus durable sur l’esprit des hommes et la moins cruelle sur le criminel.
Chapitre XLI. – Des moyens de prévenir les crimes
S’il est intéressant de punir les crimes, il vaut sans doute mieux encore les prévenir ; tel doit être et tel est en effet le but de tout sage législateur, puisqu’une bonne législation n’est que l’art d’amener les hommes à la plus grande félicité ou au moindre malheur possible, d’après le calcul des biens et des maux de cette vie. Mais quels moyens a-t-on employés jusqu’à présent pour parvenir à cette fin ? Et ne sont-ils pas, au moins pour la plupart, ou insuffisants ou même opposés au résultat qu’on se propose ? Vouloir soumettre l’activité tumultueuse des hommes à la précision d’un ordre géométrique exempt de confusion et d’irrégularité, c’est former une entreprise que le succès ne saurait jamais justifier. Toujours simples, toujours constantes, les lois de la nature n’empêchent pas que les astres n’éprouvent de l’aberration dans leurs mouvements. Et comment les lois humaines obviendraient-elles à tous les désordres que le choc perpétuel des passions doit exciter sans cesse dans la société ? Et voilà pourtant la chimère des hommes bornés dès qu’ils ont quelque pouvoir.
Défendre une multitude d’actions indifférentes, ce n’est pas prévenir des crimes, puisqu’elles ne sauraient être la source d’aucun ; c’est, au contraire, en créer de nouveaux, c’est changer à son gré les notions de vice et de vertu, que cependant on veut faire regarder comme éternelles et immuables ; et quel serait notre sort si tout ce qui pourrait nous induire à faire le mal devait nous être interdit ? Il faudrait donc auparavant nous priver de l’usage de nos sens. Pour un motif capable de déterminer les hommes à commettre un véritable crime, il y en a mille qui les portent à des actions indifférentes, que de mauvaises lois ont qualifiées du nom de criminelles ; or, plus on étendra la sphère des crimes, plus on en fera commettre, parce qu’on verra toujours les infractions aux lois se multiplier en raison du nombre des motifs qui engagent à s’en écarter, surtout quand ces lois ne seront, pour la plupart, que des privilèges exclusifs, c’est-à-dire un tribut imposé à la nation en général en faveur d’un petit nombre de ses membres.
Voulez-vous prévenir les crimes ? Rendez les lois claires, simples et telles que toute la société qu’elles gouvernent réunisse ses forces pour les défendre, sans qu’on voie une partie de la nation occupée à les saper jusque dans leurs fondements. Que ces lois, protectrices de tous les citoyens, favorisent plutôt chaque individu en particulier que les diverses classes d’hommes qui composent l’État. Qu’elles soient enfin l’objet du respect et de la terreur ; qu’on tremble devant elles ; mais seules qu’elles fassent trembler.
La crainte des lois est salutaire, la crainte des hommes est une source funeste et féconde en crimes.
Chapitre XXVII. – De la douceur des peines
Ce n’est point par la rigueur des supplices qu’on prévient le plus sûrement les crimes, c’est par la certitude de la punition ; c’est par la vigilance du magistrat et par cette sévérité inflexible, qui n’est une vertu dans le juge qu’autant que la législation est douce. La perspective d’un châtiment modéré, mais auquel on est sûr de ne pouvoir échapper, fera toujours une impression plus vive que la crainte vague d’un supplice terrible, dont l’espoir de l’impunité anéantit presque toute l’horreur. L’homme tremble à l’aspect des plus petits maux, lorsqu’il voit l’impossibilité de s’y soustraire, tandis que l’espérance, ce doux présent des cieux, qui souvent nous tient lieu de tout, éloigne sans cesse l’idée des tourments, même, les plus cruels, surtout quand cette espérance est encore fortifiée par l’exemple de l’impunité, que la faiblesse ou l’avarice n’accorde que trop souvent aux plus grands crimes.
Plus le châtiment sera terrible, plus le coupable osera pour l’éviter. Il accumulera les forfaits pour se soustraire à la punition due à un seul, et la rigueur des lois multipliera les crimes en punissant trop sévèrement le criminel. Les pays et les siècles où l’on mit en usage les plus barbares supplices furent toujours déshonorés par les plus monstrueuses atrocités. Le même esprit de férocité qui dictait des lois de sang au législateur, mettait le poignard à la main du parricide et de l’assassin. Animé de cet esprit, le souverain appesantissait un joug de fer sur ses esclaves, et les esclaves n’immolaient leurs tyrans que pour s’en donner de nouveaux.
Semblable aux fluides qui, par leur nature, se mettent toujours au niveau de ce qui les entoure, l’âme s’endurcit par le spectacle renouvelé de la cruauté. Les supplices devenus fréquents effrayent moins, parce qu’on s’habitue à leur horreur, et les passions toujours actives sont, au bout de cent ans, moins retenues par les roues et les gibets qu’elles ne l’étaient auparavant par la prison. Pour que le châtiment soit suffisant, il faut seulement que le mal qui en résulte surpasse le crime ; encore doit-on faire entrer dans le calcul de cette équation la certitude de la punition et la perte des avantages acquis par le délit. Toute sévérité qui excède cette proportion devient superflue et par cela même tyrannique. Les maux que les hommes connaissent par une funeste expérience régleront plutôt leur conduite que ceux qu’ils ignorent. Supposons deux nations où les peines soient proportionnées aux crimes ; que chez l’une le plus grand supplice soit l’esclavage perpétuel et chez l’autre la roue, j’ose avancer que chacune de ces nations aura une égale terreur du supplice au-delà duquel elle n’en connaît point. Et s’il y avait une raison pour transporter dans la première les châtiments en usage chez la seconde, la même raison conduirait à accroître pour celle-ci la cruauté des supplices, en passant insensiblement de la roue à des tourments plus lents et plus étudiés, et enfin aux derniers raffinements de cette science barbare, trop connue des tyrans.
De la trop grande sévérité des lois pénales il résulte encore deux funestes conséquences, diamétralement opposées au but qu’elles se proposent de prévenir, le crime. La première, c’est qu’il n’est pas facile d’y conserver la juste proportion nécessaire entre les délits et les châtiments. L’organisation des corps humains assigne à la sensibilité des bornes qu’aucun supplice ne peut outrepasser, quelques recherches qu’ait faites dans ce genre barbare une cruauté industrieuse. Au delà de ces bornes, s’il est encore des crimes qui méritent une peine plus affreuse, où la trouver ?
Seconde conséquence : c’est que l’atrocité même des supplices mène à l’impunité. La nature humaine est circonscrite dans le bien comme dans le mal. Des spectacles trop barbares pour elles ne peuvent être autorisés que par la fureur passagère d’un tyran, et jamais par le système constant d’une législation, qui, si elle était cruelle, changerait nécessairement ou cesserait d’agir.
Quel homme assez barbare ne frissonnera pas d’horreur en voyant dans l’histoire combien de tourments, aussi inutiles qu’affreux, ont été inventés et employés de sang-froid par des monstres qui se donnaient le nom de sage ? Quel tableau ! l’âme même la moins sensible en serait émue. La misère, suite nécessaire ou indirecte de ces lois, qui ont toujours favorisé le plus petit nombre aux dépens du plus grand, force des milliers de malheureux à rentrer dans l’état de nature. Le désespoir les y rejette, la superstitieuse ignorance les y poursuit ; elle les accuse de crimes impossibles ou qu’elle-même a inventés ; s’ils sont coupables, ce n’est que d’avoir été fidèles à leurs propres principes ; vaine excuse ! Des hommes doués des mêmes sens, et par conséquent des mêmes passions, se plaisent à les trouver criminels, pour avoir la cruelle satisfaction de jouir de leurs tourments. On les déchire avec appareil, on leur prodigue les tortures, on les livre en spectacle à une multitude fanatique, qui se réjouit lentement de leurs douleurs.
Chapitre XXVIII. – De la peine de mort
À l’aspect de cette multiplicité de supplices, qui n’a jamais rendu les hommes meilleurs, j’ai cherché si, dans un gouvernement sage, la peine de mort était vraiment utile ; j’ai examiné si elle était juste. Quel peut être ce droit que les hommes s’attribuent d’égorger leurs semblables ? Ce n’est certainement pas celui dont résultent la souveraineté et les lois. Elles ne sont que la somme totale des petites portions de libertés que chacun a déposées ; elles représentent la volonté générale, résultat de l’union des volontés particulières. Mais quel est celui qui aura voulu céder à autrui le droit de lui ôter la vie ? Comment supposer que, dans le sacrifice que chacun a fait de la plus petite portion de liberté qu’il a pu aliéner, il ait compris celui du plus grand des biens ? Et, quand cela serait, comment ce principe s’accorderait-il avec la maxime qui défend le suicide ? Ou l’homme peut disposer de sa propre vie, ou il n’a pu donner à un seul ou à la société tout entière un droit qu’il n’avait pas lui-même.
(…)
L’expérience de tous les siècles prouve que la crainte du dernier supplice n’a jamais arrêté les scélérats déterminés à porter le trouble dans la société. L’exemple des Romains atteste cette vérité. Elle est mise dans son plus beau jour par vingt années du règne de l’impératrice de Russie, Élisabeth, pendant lesquelles cette princesse a donné aux pères des peuples une leçon plus belle que ces brillantes conquêtes que la patrie ne saurait acheter qu’au prix du sang de ses enfants. Mais, s’il existe des hommes à qui le langage de l’autorité rende celui de la raison assez suspect pour qu’ils se refusent à des preuves si palpables, qu’ils écoutent un moment la voix de la nature, ils trouveront dans leur cœur le témoignage de tout ce que je viens d’avancer.
Les peines effrayent moins l’humanité par leur rigueur momentanée que par leur durée.
(…)
La punition d’un coupable doit inspirer à ceux qui en sont témoins plus de terreur que de compassion. Le législateur doit mettre des bornes à la rigueur des peines lorsque ce dernier sentiment prévaut dans l’esprit des spectateurs, à qui le supplice paraît alors plutôt inventé pour eux que contre le criminel. Pour qu’une peine soit juste, elle ne doit avoir que le degré de rigueur suffisant pour éloigner du crime. Or, est-il un homme qui puisse préférer les avantages du forfait le plus fructueux au risque de perdre à jamais sa liberté ? Donc un esclavage perpétuel, substitué à la peine de mort, a autant de pouvoir qu’elle pour arrêter le scélérat le plus déterminé. Je dis plus, il en a davantage. On envisage souvent la mort avec un œil tranquille et ferme ; le fanatisme l’embellit, la vanité, compagne fidèle de l’homme jusqu’au tombeau, en dérobe l’horreur ; le désespoir la rend indifférente lorsqu’il nous a réduite à vouloir cesser de vivre ou d’être malheureux.
(…)
Si les passions ou la nécessité de faire la guerre ont appris à répandre le sang humain, les lois, dont l’objet est d’adoucir les mœurs, ne devraient pas au moins multiplier cette barbarie d’une manière d’autant plus cruelle qu’elles donnent la mort avec des recherches d’appareil et de formalités. Quelle absurdité ! Faites pour n’être que l’expression de la volonté publique et pour détester et punir l’homicide, les lois en commettront elles-mêmes ; elles voudront éloigner du meurtre et elles commanderont un assassinat public.
(…)
Non, les lois ne sont que le prétexte dont la force masque sa tyrannie ; le despotisme les a revêtues des couleurs de la justice pour conduire plus sûrement à ses autels les victimes qu’il veut s’y immoler. On nous peignait l’assassinat comme un crime horrible, et le voilà commis sans répugnance et sans passion.
Chapitre XL. – Fausses idées d’utilité
On peut regarder les fausses idées d’utilité que se forment les législateurs comme une des sources les plus fécondes en erreurs et en injustices. Mais quelles sont-elles, ces fausses idées d’utilité ? Celles qui portent le législateur à tenir plus de compte des désavantages particuliers que des inconvénients généraux, à vouloir commander aux sentiments qu’on excite, mais qu’on ne maîtrise pas ; à ne pas craindre d’imposer silence à la raison, de l’accabler sous les fers du préjugé. Celles qui le conduisent à sacrifier les avantages les plus réels aux inconvénients les plus imaginaires ou les moins importants, à regretter de ne pouvoir interdire aux hommes l’usage du feu et de l’eau, parce que ces deux éléments causent des incendies et des naufrages ; à ne savoir
enfin empêcher le mal qu’en détruisant. Telles sont encore les lois qui défendent le port d’armes, lois qui, n’étant suivies que par des citoyens paisibles, laissent le fer dans la main du scélérat accoutumé à violer les conventions les plus sacrées, et conséquemment à ne pas respecter celles qui ne sont qu’arbitraires et de peu d’importance ; lois qu’on doit enfreindre sans peine et sans périls ; lois enfin dont l’exécution exacte anéantirait la liberté personnelle, si précieuse pour l’homme, si respectable pour le législateur éclairé, et soumettrait l’innocence à toutes les vexations réservées pour le crime. Elles ne servent qu’à multiplier les assassinats, en livrant le citoyen sans défense, aux attaques du scélérat ; ces lois qui rendent la condition de l’assaillant meilleure que celle de l’assailli ; qui sont plutôt la suite de l’impression populaire dans quelque circonstance effrayante que le fruit et le résultat de combinaisons sages ; ces lois enfin que dicta bien plutôt la peur du crime que la volonté raisonnée de le prévenir.
Conclusion
Je terminerai mon ouvrage par cette réflexion, c’est que la rigueur des peines doit être relative à l’état actuel de la nation. Chez un peuple à peine sorti de l’état sauvage, les esprits endurcis ne seront frappés que par les plus fortes et les plus sensibles impressions. C’est à la foudre à terrasser le lion furieux que les coups de fusil ne font qu’irriter sans lui nuire ; mais à mesure que les âmes s’amollissent dans l’état social, elles deviennent plus sensibles, et si l’on veut alors conserver les mêmes rapports entre l’objet et la sensation, il faut rendre les supplices moins rigoureux.
De toutes mes réflexions il résulte un théorème général aussi utile qu’il est peu conforme à l’usage, ce législateur ordinaire des nations.
Pour que tout châtiment ne soit pas un acte de violence exercé par un seul ou par plusieurs contre un citoyen, il doit essentiellement être public, prompt, nécessaire, proportionné au délit, dicté par les lois, et le moins rigoureux possible dans les circonstances données.