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De la liberté de la presse – Benjamin Constant

De la liberté de la presse – Benjamin Constant

(Extrait de Réflexions sur les constitutions et les garanties)

Les hommes ont deux moyens de manifester leur pensée, la parole et les écrits. Il fut un temps où l’autorité croyait devoir étendre sa surveillance sur la parole. En effet, si l’on considère qu’elle est l’instrument indispensable de tous les complots, l’avant-coureur nécessaire de presque tous les crimes, le moyen de communication de toutes les intentions perverses, l’on conviendra qu’il serait à désirer qu’on pût en circonscrire l’usage, de manière à faire disparaître ses inconvénients, en lui laissant son utilité. Pourquoi donc a-t-on renoncé à tout effort pour arriver à ce but si désirable ? C’est que l’expérience a démontré que les mesures propres à y parvenir étaient productives de maux plus grands que ceux auxquels on voulait porter remède. Espionnage, corruption, délation, calomnies, abus de confiance, trahisons, soupçons entre les parents, dissensions entre les amis, inimitié entre les indifférents, achat des infidélités domestiques, vénalité, mensonge, parjure, arbitraire, tels étaient les éléments dont se composait l’action de l’autorité sur la parole. L’on a senti que c’était acheter trop cher l’avantage de la surveillance. L’on a de plus appris que c’était attacher de l’importance à ce qui ne devait pas en avoir ; qu’en enregistrant l’imprudence, on la rendait hostilité ; qu’en arrêtant au vol des paroles fugitives, on les faisait suivre d’actions téméraires ; et qu’il valait mieux, en sévissant contre les délits que la parole pouvait avoir causés, laisser s’évaporer d’ailleurs ce qui ne produisait point de résultat.

En conséquence, à l’exception de quelques circonstances très rares, de quelques époques  évidemment désastreuses, ou de quelques gouvernements ombrageux, qui ne déguisent point leur tyrannie, l’autorité a consacré une distinction, qui rend sa juridiction sur la parole plus douce et plus légitime. La manifestation d’une opinion peut, dans un cas particulier, produire un effet tellement infaillible, qu’elle doive être considérée comme une action. Alors, si cette action est coupable, la parole doit être punie, il en est de même des écrits. Les écrits, comme la parole, comme les mouvements les plus simples, peuvent faire partie d’une action. Ils doivent être jugés comme partie de cette action, si elle est criminelle. Mais s’ils ne font partie d’aucune action, ils doivent, comme la parole, jouir d’une entière liberté.

Ceci répond également à ces frénétiques, qui, de nos jours, voulaient démontrer la nécessité d’abattre un certain nombre de têtes qu’ils désignaient, et se justifiaient ensuite, en disant qu’ils ne faisaient qu’émettre leur opinion, et aux inquisiteurs qui voudraient se faire un titre de ce délire, pour soumettre la manifestation de toute opinion à la juridiction de l’autorité.

Si vous admettez la nécessité de réprimer la manifestation des opinions, en tant qu’opinions, il faut que la partie publique agisse judiciairement, d’après des lois fixées, ou que vous établissiez des mesures prohibitives, qui vous dispensent des voies judiciaires. Dans le premier cas, vos lois seront éludées. Rien de plus facile à une opinion que de se présenter sous des formes tellement variées, qu’aucune loi précise ne la puisse atteindre.

Les matérialistes ont reproduit souvent, contre la doctrine de l’esprit pur, une objection qui n’a perdu de sa force, que depuis qu’une philosophie moins téméraire nous a fait reconnaître l’impossibilité où nous sommes de rien concevoir sur ce que nous appelons matière, et sur ce que nous nommons esprit. L’esprit pur, disaient-ils, ne peut agir sur la matière. On peut dire avec plus de raison, et sans se perdre dans une métaphysique subtile, qu’en fait de gouvernement, la matière ne peut jamais agir sur l’esprit. Or, l’autorité, comme autorité, n’a jamais que de la matière à son service. Les lois positives sont de la matière. La pensée, et l’expression de la pensée, sont insaisissables pour elles. Si, passant au second moyen, vous attribuez à l’autorité le droit de prohiber la manifestation des opinions, vous l’investissez du droit de déterminer leurs conséquences, de tirer des inductions, de raisonner, en un mot, et de mettre ses raisonnements à la place des faits : c’est consacrer l’arbitraire dans toute sa latitude. Vous ne sortirez jamais de ce cercle. Ces hommes auxquels vous confiez le droit de juger des opinions, ne sont-ils pas aussi susceptibles que les autres, d’injustice ou du moins d’erreur ?

On dirait que les verbes impersonnels ont trompé les écrivains politiques. Ils ont cru dire quelque chose en disant : il faut réprimer l’opinion des hommes ; il ne faut pas abandonner les hommes aux divagations de leur esprit ; on doit préserver la pensée des hommes des écarts où le sophisme pourrait l’entraîner.

Mais ces mots, on doit, il faut, il ne faut pas, ne se rapportent-ils pas à des hommes ? est-il question d’une espèce différente ? toutes ces phrases se réduisent à dire : des hommes doivent réprimer les opinions des hommes ; des hommes doivent empêcher les hommes de se livrer aux divagations de leur esprit ; des hommes doivent préserver d’écarts dangereux la pensée des hommes. Les verbes impersonnels semblent nous avoir persuadé qu’il y avait autre chose que des hommes dans les instruments de l’autorité.

L’arbitraire que vous permettez contre la pensée pourra donc étouffer les vérités les plus nécessaires, aussi bien que réprimer les erreurs les plus funestes.

Toute opinion pourra être empêchée ou punie. Vous donnez à l’autorité toute faculté de mal faire, pourvu qu’elle ait soin de mal raisonner.

Lorsqu’on ne considère qu’un côté des questions morales et politiques, il est facile de tracer un tableau terrible de l’abus de nos facultés ; mais lorsqu’on envisage ces questions sous tous les points de vue, le tableau des malheurs qu’occasionne le pouvoir, en restreignant ces facultés, n’est certes pas moins effrayant.

La théorie de l’autorité se compose de deux termes de comparaison, utilité du but, nature des moyens. Si l’on ne fait entrer en ligne de compte que le premier de ces termes, on se trompe, car ou oublie la pression que ces moyens exercent, les obstacles qu’ils rencontrent, le danger et le malheur de la lutte, et enfin l’effet même de la victoire, si on la remporte.

En mettant de côté toutes ces choses, on peut faire un grand étalage des avantages que l’on espère. Tant que l’on décrit ces avantages, on trouve le but merveilleux et le système inattaquable ; mais si ce but est impossible à atteindre, ou si l’on ne peut y arriver que par des moyens qui fassent un mal plus grand que le bien auquel on aspire, on aura prodigué eu vain beaucoup d’éloquence, on se sera soumis gratuitement à beaucoup de vexations.

Quel est, en effet, le résultat de toutes les atteintes portées à la liberté des écrits ? d’exaspérer les écrivains qui ont le sentiment de l’indépendance, inséparable du talent, de les forcer à recourir à des allusions qui deviennent amères, parce qu’elles sont indirectes, de nécessiter la circulation de productions clandestines et d’autant plus dangereuses, d’alimenter l’avidité du public pour les anecdotes, les personnalités, les principes séditieux, de donner à la calomnie l’air toujours intéressant du courage, afin d’attacher une importance excessive aux ouvrages qui sont défendus. On confond toujours les libelles avec la liberté de la presse, et c’est l’esclavage de la presse qui produit les libelles et qui assure leur succès. Ce sont ces précautions minutieuses contre les écrits, comme contre des phalanges ennemies, ce sont ces précautions qui, en leur attribuant une influence imaginaire, grossissent leur influence réelle. Lorsque les hommes voient des codes entiers de lois prohibitives et des armées d’inquisiteurs, ils doivent supposer bien redoutables les attaques ainsi repoussées. Puisqu’on se donne tant de peine pour écarter de nous ces écrits, doivent-ils se dire, l’impression qu’ils produiraient serait bien profonde, ils portent sans doute avec eux une évidence bien irrésistible !

Une réflexion m’a toujours frappé. Supposons une société antérieure à l’invention du langage, et suppléant à ce moyen de communication rapide et facile par des moyens moins faciles et plus lents. La découverte du langage aurait produit dans cette société une explosion subite. L’on aurait vu des périls gigantesques dans ces sons encore nouveaux, et bien des esprits prudents et sages, de graves magistrats, de vieux administrateurs auraient regretté le bon temps d’un paisible et complet silence ; mais la surprise et la frayeur se seraient usées graduellement. Le langage serait devenu un moyen borné dans ses effets ; une défiance salutaire, fruit de l’expérience, aurait préservé les auditeurs d’un entraînement irréfléchi ; tout enfin serait rentré dans l’ordre, avec cette différence, que les communications sociales, et par conséquent le perfectionnement de tous les arts, la rectification de toutes les idées, auraient conservé un moyen de plus.

Il en sera de même de la presse, partout où l’autorité, juste et modérée, ne se mettra pas en lutte avec elle. Le Gouvernement anglais ne fut point ébranlé par les célèbres lettres de Junius. En Prusse, sous le règne le plus brillant de cette monarchie, la liberté de la presse fut illimitée. Frédéric, durant quarante-six années, ne déploya jamais son autorité contre aucun écrivain, contre aucun écrit, et la tranquillité de son règne ne fut point troublée, bien qu’il fût agité par des guerres terribles, et qu’il luttât contre l’Europe liguée. C’est que la liberté répand du calme dans l’âme, de la raison dans l’esprit des hommes qui jouissent sans inquiétude de ce bien inestimable. Ce qui le prouve, c’est qu’après la mort de Frédéric, les Ministres de son successeur ayant adopté la conduite opposée, une fermentation générale se fit bientôt sentir. Les écrivains se mirent en lutte contre l’autorité. Ils furent protégés par les tribunaux ; et si les nuages qui s’élevèrent sur cet horizon, jadis si paisible, ne formèrent pas une tempête, c’est que les restrictions mêmes qu’on tenta d’imposer à la manifestation de la pensée, se ressentaient de la sagesse du grand Frédéric, dont l’ombre magnanime semblait encore veiller sur la Prusse. L’on rendait hommage à la liberté des opinions dans le préambule des édits destinés à les réprimer, et des mesures prohibitives étaient adoucies par la tradition de la liberté.

Ce ne fut point la liberté de la presse qui causa le bouleversement de 1789 ; la cause immédiate de ce bouleversement fut, comme on le sait, le désordre des finances ; et si, depuis cent cinquante ans, la liberté de la presse eût existé en France, ainsi qu’en Angleterre, elle aurait mis un terme à des guerres ruineuses, et une limite à des vices dispendieux. Ce ne fut point la liberté de la presse qui enflamma l’indignation populaire contre les détentions illégales et les lettres de cachet ; au contraire, si la liberté de la presse eût existé sous le dernier règne, on aurait su combien ce règne était doux et modéré ; l’imagination n’aurait pas été frappée par des suppositions effrayantes, dont la vraisemblance n’était fortifiée que du mystère qui les entourait. Les Gouvernements ne savent pas le mal qu’ils se font en se réservant le privilège exclusif de parler et d’écrire sur leurs propres actes ; on ne croit rien de ce qu’affirme une autorité qui ne permet pas qu’on lui réponde ; on croit tout ce qui s’affirme contre une autorité qui ne tolère point d’examen.

Ce ne fut point enfin la liberté de la presse qui entraîna les désordres et le délire d’une révolution malheureuse ; c’est la longue privation de la liberté de la presse qui avait rendu le vulgaire des Français ignorant et crédule, et parla même inquiet et souvent féroce. Dans tout ce qu’on nomme les crimes de la liberté, je ne reconnais que l’éducation de l’arbitraire. Dans les grandes associations de nos temps modernes, la liberté de la presse étant le seul moyen de publicité, est, par-là même, quelles que soient les formes du Gouvernement, l’unique sauvegarde des citoyens.

Collatin pouvait exposer, sur la place publique de Rome, le corps de Lucrèce, et tout le peuple était instruit de l’outrage qu’il avait reçu ; le débiteur Plébéien pouvait montrer à ses frères d’armes indignés, les blessures que lui avait infligées le Patricien avide, son créancier usuraire. Mais de nos jours, l’immensité des empires met obstacle à ce mode de réclamation ; les injustices partielles restent toujours inconnues à la presque totalité des habitants de nos vastes contrées. Si les Gouvernements éphémères qui ont tyrannisé la France, ont attiré sur eux la haine publique, c’est moins par ce qu’ils ont fait, que par ce qu’ils ont avoué : ils se vantaient de leurs injustices ; ils les proclamaient dans leurs journaux. Bonaparte est venu, et s’est montré d’abord plus prudent et plus habile ; il nous a longtemps opprimés, dans le silence, et longtemps, aussi l’opinion, qui n’était frappée que par des bruits sourds, interrompus et mal constatés, est restée incertaine, indécise et flottante. En effet, toutes les barrières civiles, politiques, judiciaires, deviennent illusoires sans la liberté de la presse. Bonaparte a souvent violé l’indépendance des tribunaux : mais ce délit restait couvert d’un voile. Les formes étaient supprimées : mais la seule garantie des formes, n’est-ce pas la publicité ? L’innocence était plongée dans les fers : mais nulle réclamation n’avertissant les citoyens du danger qui les menaçait tous également, les cachots retenaient impunément leurs victimes à la faveur du silence universel. La représentation nationale était mutilée, asservie, calomniée : mais l’imprimerie n’étant qu’un instrument du pouvoir, l’empire entier retentissait de ces calomnies, sans que la vérité trouvât une voix qui pût s’élever en sa faveur.

Le Gouvernement actuel sera sans doute, sous tous les rapports, l’opposé de celui de Bonaparte ; mais si l’esclavage de la presse ne peut avoir, sous un prince sage et modéré, les mêmes inconvénients que sous un usurpateur tyrannique, il en a d’autres et pour le Prince et pour la Nation. En comprimant la pensée des citoyens timides et scrupuleux, en environnant d’obstacles les réclamations, l’autorité s’entoure elle-même de ténèbres, elle laisse s’invétérer les abus, elle consacre le despotisme de ses agents les plus subalternes ; car l’absence de la liberté de la presse a ce danger, que les dépositaires supérieurs de la puissance, je veux dire les ministres, peuvent souvent ignorer les attentats de détail qui se commettent (quelquefois aussi cette ignorance est commode). La liberté de la presse remédie à ces deux inconvénients ; elle éclaire l’autorité quand elle est trompée, et de plus, elle l’empêche de fermer volontairement les yeux.

D’ailleurs, quand on propose aujourd’hui des mesures contre la liberté de la presse, on oublie l’état de l’Europe ; elle n’est plus asservie, et la France n’est plus, comme le Japon, une île qu’un sceptre de fer prive de tout commerce avec le reste du monde. Y a-t-il un moyen d’empêcher qu’un peuple curieux ne reçoive ce que des peuples industrieux s’empresseront de lui porter ? Plus les chaînes seraient pesantes, plus la curiosité serait excitée et l’industrie ingénieuse : l’une trouverait son aliment dans la difficulté, l’autre dans le profit. Ne sait-on pas encore que les prohibitions sont une prime à la contrebande ? Pour étouffer la liberté de la presse, il a fallu que Bonaparte mît un mur d’airain entre nous et l’Angleterre, qu’il réunît la Hollande, qu’il enchaînât la Suisse et l’Italie, qu’il fît fusiller des libraires et des imprimeurs en Allemagne. Ces mesures ne sont pas à l’usage d’un Gouvernement équitable. Montesquieu a dit qu’il fallait au despotisme des déserts pour frontières ; Bonaparte n’a pu gêner la pensée, en France, qu’en entourant cette belle contrée de déserts intellectuels.

Les principes qui doivent diriger un Gouvernement juste sur cette question importante, sont simples et clairs : que les auteurs soient responsables de leurs écrits, quand ils sont publiés, comme tout homme l’est de ses paroles, quand elles sont prononcées ; de ses actions, quand elles sont commises. L’orateur qui prêcherait le vol, le meurtre ou le pillage, serait puni de ses discours ; mais vous n’imagineriez pas de défendre à tous les citoyens de parler, de peur que l’un d’entre eux ne prêchât le vol ou le meurtre. L’homme qui abuserait de la faculté de marcher pour forcer la porte de ses voisins, ne serait pas admis à réclamer la liberté de la promenade ; mais vous ne feriez pas de loi pour que personne n’allât dans les rues, de peur qu’on n’entrât dans les maisons.

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