De la connaissance du terrain – Sun Tzu
Sun Tse dit :
« Tous les lieux de la surface de la terre ne sont pas d’une valeur équivalente. S’il en est que vous devez fuir, d’autres sont à rechercher, tous doivent être parfaitement connus.
Dans les premiers, sont à ranger ceux qui n’offrent que d’étroits passages, qui sont bordés de rochers ou de précipices, qui n’ont pas d’accès facile avec les espaces libres desquels vous pouvez attendre du secours. Connaissez‑les pour ne pas y engager votre armée mal à propos.
Recherchez au contraire un lieu dominé par une élévation suffisante pour que son occupation vous préserve de toute surprise, où l’on accède et d’où l’on peut sortir par plusieurs chemins que vous aurez reconnus, où les vivres sont abondants, les eaux salubres, l’air sain et le terrain assez uni. Mais, en toutes circonstances, que vous vouliez occuper un emplacement favorable ou évacuer un lieu dangereux ou incommode, faites vite comme si l’ennemi avait la même préoccupation que vous.
Si le lieu est à égale distance de l’ennemi et de vous, aussi facilement accessible à lui qu’à vous, il faut l’y devancer. Faites au besoin des marches de nuit, mais arrêtez‑vous au lever du soleil et, de préférence, sur quelque éminence afin d’avoir des vues lointaines. Attendez alors l’arrivée de vos convois de ravitaillement et, si l’ennemi vient à vous, vous le recevrez de pied ferme et pourrez le combattre avec avantage.
Écartez‑vous de ces endroits d’accès facile, mais dont on ne sort qu’avec peine. Laissez un tel choix à l’ennemi et, s’il est assez imprudent pour les occuper, attaquez‑le. Il ne vous échappera pas et vous le vaincrez sans peine.
Quand vous occuperez un terrain avec tous ses avantages, laissez à l’ennemi le soin de prononcer les premières attaques. S’il se présente en bon ordre, ne vous portez à sa rencontre que lorsqu’il lui sera difficile de revenir sur ses pas.
- Un ennemi bien préparé au combat et contre qui votre attaque a échoué est dangereux. C’est le moment de vous mettre à l’abri dans votre camp et non pas de recommencer l’attaque. Ne le faites que s’il apparaît que l’ennemi ne prépare aucun piège et pensez qu’il fera tout pour vous attirer en rase campagne.
Si l’ennemi est arrivé avant vous sur la position que vous aviez choisie, ne perdez pas votre temps inutilement à vouloir l’en faire sortir par des stratagèmes connus.
Si l’ennemi a du champ devant lui et que les forces sont à peu près équivalentes, il ne se laissera pas prendre aux pièges que vous lui tendez pour l’en faire sortir. Ne perdez pas votre temps inutilement. Vous réussirez mieux d’un autre côté. Considérez que l’ennemi met autant d’empressement que vous à chercher ses avantages. Essayez donc de lui donner le change de ce côté, mais surtout ne le prenez pas vous‑même. Retenez qu’on peut tromper ou être trompé de bien des façons. Je me bornerai à vous en rappeler six principales, desquelles dérivent toutes les autres.
- La première consiste dans la marche des troupes.
- La deuxième dans les divers arrangements.
- La troisième dans leur position dans des lieux bourbeux.
- La quatrième dans leur désordre.
- La cinquième dans leur dépérissement.
- La sixième dans leur fuite.
Un général qui subirait un échec pour avoir ignoré ces connaissances aurait tort d’accuser le ciel de son malheur. Il ne devrait s’en prendre qu’à lui.
Si le chef d’une armée néglige d’apprendre tout ce qui concerne ses troupes et celles qu’il aura à combattre, s’il n’a pas étudié le terrain sur lequel il se trouve, celui où il se propose d’aller, celui sur lequel il pourrait se retirer le cas échéant, celui où on peut feindre d’aller, sans autre envie que d’y attirer l’ennemi et celui sur lequel il peut être forcé de s’arrêter, en cas d’imprévu ; s’il fait mouvoir son armée hors de propos, s’il n’est pas instruit de tous les mouvements de l’adversaire comme des projets de celui-ci ; s’il divise ses troupes sans nécessité ou sans y être contraint par la nature du terrain ou sans avoir prévu tous les inconvénients qui pourraient en résulter, ou sans escompter un avantage de cette dispersion ; s’il tolère que le désordre s’introduise dans son armée ou si, sur des indices non conformés, il se persuade que le désordre règne dans l’armée ennemie et agit en conséquence ; si son armée dépérit insensiblement sans qu’il y apporte un prompt remède, un tel général sera inévitablement la dupe de ses ennemis qui le tromperont par de fausses manœuvres et par un ensemble de feintes dont il sera la victime. Les maximes suivantes doivent vous servir de règles pour toutes vos actions.
A force égale entre l’ennemi et vous, sur dix des avantages du terrain, ayez‑en neuf pour vous. Pour vous les procurer, mettez en œuvre toute votre application et toutes vos ressources. Ainsi fait, l’ennemi n’osera pas se montrer et il fuira dès que vous vous montrerez. S’il est assez imprudent pour vous attaquer, vous le combattrez avec l’avantage de dix contre un. Si, faute d’habileté ou de diligence, vous lui laissez le temps de se procurer ce qu’il n’a pas, c’est le contraire qui arrivera.
Mais, quelle que soit la position que vous occupiez, eussiez‑vous même des soldats valeureux et courageux, si vos officiers sont lâches et timides, vous serez battus. Il en sera de même si vos officiers ont force et valeur, mais que leurs soldats sont craintifs et sans énergie car, dans le premier cas, bien que les soldats ne veuillent pas se déshonorer, ils ne pourront faire plus que ce que leur montrent leurs officiers et, dans le second cas, des officiers intrépides et vaillants ne pourront se faire obéir de soldats poltrons et timorés.
Si les officiers généraux ne peuvent maîtriser leurs impulsions, s’ils ne savent ni dissimuler, ni freiner leur mauvaise humeur, quel qu’en puisse être le motif, ils s’engageront d’eux‑mêmes dans des affaires partielles, dont ils ne sortiront pas honorablement parce qu’ils les auront entamées avec précipitation et n’en auront prévu ni le déroulement ultérieur, ni les conséquences. Parfois même, ils agiront contre les intentions du général, sous des prétextes qu’ils s’évertueront à rendre plausibles et une action particulière, entamée étourdiment, contre toutes les règles, dégénérera en mêlée générale, dont tout l’avantage sera pour l’ennemi.
De tels officiers doivent être étroitement surveillés. Tenez‑les à vos côtés, quelque grandes qualités qu’ils puissent avoir par ailleurs. Ils peuvent vous occasionner les pires préjudices et même la perte de votre armée.
Si le général est pusillanime, il n’aura pas l’élévation de sentiments qui convient à un homme de son rang, il sera incapable d’enflammer ses troupes ; au lieu d’exciter leur courage, il le ralentira. Il ne saura leur apprendre les enseignements à tirer de la guerre. Doutant de ses capacités aussi bien que de celles de ses subordonnés, il donnera des ordres équivoques qui provoqueront l’hésitation et les fausses manœuvres, rectifiant sans cesse ce qu’il a prescrit, modifiant sans aucune méthode ni suite dans les idées. Hésitant sur tout, il ne se décidera sur rien, tout lui sera sujet de crainte, et alors le désordre, un désordre général, règnera dans son armée.
Si un général ignore le fort et le faible de l’ennemi, s’il ne connaît pas à fond les lieux que celui-ci occupe actuellement comme ceux qu’il occupera éventuellement, il lui arrivera d’opposer ce qu’il a de plus faible à ce que l’ennemi a de plus fort, à lancer ses forces légères contre les forces lourdes, à faire attaquer où il fallait éviter de le faire, à ne pas apporter de secours aux troupes qui sont à la limite de leur résistance, à s’obstiner dans un mauvais poste ou à abandonner une position de première importance. En pareille occurrence, il escompte comme avantages pour lui ce qui n’est qu’un calcul de l’ennemi. Parfois encore, il se découragera après un échec de peu d’importance. Il se verra poursuivi, sans s’y attendre, enveloppé, harcelé. Heureux s’il peut trouver son salut dans la fuite. C’est pourquoi un général doit connaître les théâtres de guerre aussi nettement que les coins et recoins des cours et jardins de sa propre maison.
J’ai dit précédemment que l’amour pour les hommes en général, que la justice et la manière de répartir les châtiments et les récompenses étaient les fondements sur lesquels devait être bâti tout système d’art militaire, mais je disais aussi qu’une exacte connaissance du terrain était ce qu’il y avait de plus essentiel parmi les matériaux à utiliser pour un édifice aussi important à la tranquillité et à la gloire de l’État. Ainsi, l’homme qui se destine à la dignité de général doit apporter tous ses soins et faire tous ses efforts pour se rendre habile dans cette branche de l’art militaire.
Avec la connaissance exacte du terrain, un général peut se tirer d’affaire dans les circonstances les plus critiques ; il peut se procurer les renforts qui lui sont nécessaires comme empêcher l’arrivée de ceux que l’ennemi attend ; il peut avancer, reculer, faire tous les mouvements qu’il juge opportuns, disposer des marches de son adversaire et, à son gré, le faire avancer ou reculer ; il peut le harceler sans cesser d’être lui-même en sécurité, l’incommoder tout en se préservant de quelque dommage que ce soit, il peut, enfin, finir ou prolonger la campagne suivant ce qui lui paraîtra de plus expédient pour sa gloire ou son intérêt.
Comptez sur une certitude de victoire si vous connaissez tous les tours et détours, les tenants et aboutissants de tous les lieux que les deux armées peuvent occuper, proches ou lointains, parce qu’ainsi vous saurez la formation qu’il faut donner à vos troupes, s’il faut livrer bataille ou différer l’engagement. Si vous ne croyez pas devoir risquer la rencontre, ne combattez pas, même si vous avez reçu des ordres précis pour le faire. Si, au contraire, l’occasion paraît avantageuse, profitez‑en, même si les ordres du Souverain étaient de ne pas le faire. Votre vie et votre réputation ne courent aucun risque et vous n’aurez commis aucun crime devant celui dont vous avez enfreint les ordres. Servir le Souverain, avantager l’État et faire le bonheur du peuple : voilà ce que vous devez avoir en vue. Remplissez cette mission, vous avez atteint le but.
Quel que soit le terrain, considérez vos troupes comme des enfants ignorants qui ne peuvent se déplacer sans être conduits. Comme vos propres enfants, vous les conduirez vous‑même, parce que vous les aimez. S’il y a des hasards à affronter, que vos soldats ne les affrontent pas seuls, mais à votre suite ; s’ils doivent mourir, qu’ils meurent, mais périssez avec eux.
Je dis qu’il faut aimer vos soldats comme vos propres enfants. Il ne faut pourtant pas en faire des enfants gâtés et ils le deviendraient s’ils n’étaient pas corrigés quand ils le méritent et si, malgré vos attentions pour eux, ils se montrent insoumis ou peu empressés à répondre à vos désirs.
Quel que soit le terrain, si vous le connaissez bien et si vous avez discerné l’endroit le plus propice pour attaquer l’ennemi, mais si vous ne savez pas quelles dispositions ce dernier a prises, s’il est prêt à subir l’attaque et s’il a fait ses préparatifs pour cette éventualité, vous n’aurez qu’un demi-succès.
Quel que soit le terrain, l’eussiez‑vous parfaitement reconnu, seriez‑vous informé que les ennemis sont vulnérables et par quel côté, si vous n’avez pas des indices certains que vos propres troupes sont en état d’attaquer avec avantage, vous n’aurez qu’un demi-succès.
Si vous connaissez l’état des deux armées, si vous êtes assuré que vos troupes peuvent attaquer avec avantage, que celles de l’ennemi sont inférieures en force et en nombre, mais que vous n’êtes pas familiarisé avec les coins et recoins de tout le voisinage, vous vaincrez peut‑être, mais vous n’aurez qu’un demi-succès.
Ceux qui sont véritablement habiles dans l’art militaire font toutes leurs marches sans risque, tous leurs mouvements sans désordre, toutes leurs attaques à coup sûr, toutes leurs défenses sans surprise, leur campement avec choix, leur retraite par système et avec méthode. Ils connaissent leurs propres forces, celles de l’ennemi, et ils sont instruits de tout ce qui concerne les lieux.