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De la certitude – Ludwig Wittgenstein

De la certitude – Ludwig Wittgenstein

(Extrait)

1. Si tu sais que c’est là une main, alors nous t’accordons tout le reste.

(Dire que telle ou telle proposition n’est pas susceptible d’être prouvée, cela bien sûr ne veut pas dire qu’elle n’est pas susceptible de dériver d’autres propositions; on peut dériver une proposition d’autres propositions. Mais celles-ci peuvent n’être pas plus sûres que celle-là.) (Voir à ce sujet une bien curieuse remarque de H. Newman.)

2. De ce qu’à moi, ou à tout le monde, il en semble ainsi, il ne s’ensuit pas qu’il en est ainsi.
Mais ce que l’on peut fort bien se demander, c’est s’il y a sens à en douter.

3. A quelqu’un qui dirait : « Je ne sais pas s’il y a là une main », on pourrait dire : « Regardes-y de plus près. » — Cette possibilité de bâtir sa conviction appartient au jeu de langage; en est un des traits essentiels.

4. « Je sais que je suis un être humain. » Pour voir combien peu clair est le sens de cette proposition, considère sa négation. Au mieux, on pourrait le prendre ainsi : « Je sais que j’ai les organes d’un être humain » (p. ex. un cerveau, que cependant personne n’a encore vu). Mais qu’en est-il d’une proposition telle que « Je sais que j’ai un cerveau » ? Puis-je la mettre en doute ? Pour douter, ce qui me manque, ce sont les raisons! Tout va en ce sens, rien contre. Et cependant rien n’interdit de se représenter qu’à l’occasion d’une opération, mon crâne se révèle être vide.

5. Qu’une proposition puisse en fin de compte se révéler fausse, cela dépend des déterminations que je réputé valides pour cette proposition.

6. Peut-on (comme Moore) faire une énumération de ce que l’on sait ? Dit de la sorte sans plus, non, à ce que je crois. Ou, sinon, c’est le mot « Je sais », qui se trouve employé à faux. Et à travers cet emploi fautif, semble se manifester un état mental curieux, mais des plus importants.

7. Ma vie montre que je sais, ou que je suis sûr, qu’il y a là un siège, une porte, etc. Je dis par exemple à un ami : « Prends ce siège », « Ferme la porte », etc.

8. La différence entre les concepts « savoir » et « être sûr de » n’est pas du tout d’une grande importance; sauf dans le cas où « Je sais » est censé vouloir dire : Je ne peux pas me tromper. Au tribunal, par exemple « Je suis sûr » pourrait se dire à la place de « Je sais » dans toutes les déclarations des témoins. On pourrait même imaginer que « Je sais » y soit interdit. [Il y a un passage dans Wilhelm Meister où « Tu sais » ou bien « Tu savais » est employé dans le sens de « Tu étais sûr », les choses en allant autrement que ce qu’il en savait.]

9. Est-ce que, dans la vie, je teste la vérité de la proposition qui dit que je sais qu’il y a là une main (plus précisément ma main) ?

10. Je sais qu’il y a là, couché, un homme malade ? Non-sens! Je suis assis à son chevet, je regarde attentivement son visage. — De sorte que je ne sais donc pas que c’est un malade qui est couché là ? — Ni la question, ni l’énoncé ne font sens. Ils font tout aussi peu sens que « Je suis ici », énoncé que cependant je pourrais employer à tout moment pour peu que l’occasion idoine se trouve donnée. — Alors, en dehors de circonstances définies, « 2 x 2 = 4 » est donc tout autant un non-sens, et non une proposition arithmétique vraie ? — « 2 x 2 = 4 » est une proposition vraie de l’arithmétique — non « dans des circonstances définies », ni « toujours »; en chinois, les signes vocaux ou écrits «2×2 = 4» pourraient avoir une autre signification ou être un non-sens patent. D’où l’on voit que : c’est dans son emploi seul que la proposition a un sens. Et si « Je sais que c’est un malade qui est couché là », employé dans une situation inadéquate, n’apparaît pas comme un non-sens, mais plutôt comme allant de soi, c’est parce qu’on peut se représenter avec une relative facilité une situation qui serait adéquate, et aussi parce qu’on estime que les mots « Je sais que… » sont à leur place partout où il n’y a pas doute (donc là aussi où l’expression d’un doute serait incompréhensible).

11. C’est qu’on ne voit pas à quel point l’emploi de « Je sais » est spécialisé.

12. En effet, « Je sais » semble décrire un état de faits qui garantit comme fait ce qui est su. On est toujours oublieux de l’expression « Je croyais que je le savais. »

13. Or, de l’énonciation : « Je sais qu’il en est ainsi » que fait autrui, on ne peut pas inférer la proposition « Il en est ainsi » : il n’en va simplement pas de la sorte, tout comme on ne saurait le faire à partir de l’énonciation elle-même et de son caractère non mensonger. — Mais, de ma propre énonciation « Je sais, etc. », ne puis-je pas inférer qu’ « il en est ainsi » ? Oui, je le peux; et de la proposition « Il sait qu’il y a là une main » suit aussi « Il y a là une main. Mais de son énonciation « Je sais… » ne suit pas qu’il le sache.

14. Il faut d’abord qu’il se révèle le savoir.

15. Ce qui doit se révéler, c’est qu’il n’y avait pas d’erreur possible. Donner l’assurance « Je le sais » ne suffit pas. Car elle n’est que l’assurance que je ne peux pas me tromper (en cela) ; or que je ne me trompe pas en cela doit pouvoir être confirmé de façon objective.

16. « Si je sais quelque chose, je sais aussi que je le sais, etc. » revient à faire de « Je sais ceci » l’équivalent de « A ce sujet je suis infaillible ». Mais il faut que puisse s’établir de façon objective si je le suis.

17. Supposons maintenant que je dise : « Ceci est un livre, en cela je suis infaillible » tout en montrant un objet. De quoi une erreur aurait-elle l’air dans ce cas ? Et en ai-je une représentation claire ?

18. « Je le sais » veut souvent dire : J’ai pour mon énoncé des raisons qui sont justes. Donc autrui, s’il connaît ce jeu de langage, admettrait que je le sais. Il faut qu’autrui, s’il connaît le jeu de langage, puisse se représenter comment on peut savoir quelque chose de cet ordre.

19. Ainsi peut-on compléter l’énoncé : « Je sais qu’il y a là une main », en disant : « C’est justement ma main que je suis en train de regarder. » Alors un homme raisonnable ne doutera pas que c’est là quelque chose que je sais. — L’idéaliste n’en doutera pas non plus; cependant il dira que ce n’est pas le doute pratique qui fait question pour lui — celui-ci est écarté —, mais qu’il y a encore un autre doute derrière lui. C’est d’une autre manière que doit être montré qu’il y a là illusion.

20. « Douter de l’existence du monde extérieur » ne veut pas dire que par exemple on met en doute l’existence d’une planète, existence que l’observation confirmera plus tard. — Ou alors Moore entend-il dire que le savoir que sa main est là est d’une autre sorte que le savoir selon lequel il y a la planète Saturne ? Sinon on pourrait renvoyer celui qui doute à la découverte de Saturne et dire que son existence a été prouvée, donc que l’est aussi l’existence du monde extérieur.

21. La façon de voir de Moore en revient au fond à faire de « savoir » un concept analogue aux concepts « croire », « supposer », « douter », « être persuadé de » – un concept analogue en ceci que l’énoncé « Je sais… » ne peut pas être une erreur. En est-il ainsi, on peut alors inférer d’une énonciation la vérité d’une affirmation. C’est passer sous silence la forme « Je croyais savoir ».

Mais, pour peu qu’on n’admette pas une telle forme, il s’ensuit impossibilité logique d’erreur dans l’assertion. C’est ce que doit voir quiconque connaît le jeu de langage; l’assurance que lui donne un témoin digne de foi qu’il sait telle chose ne peut en rien l’aider.

22. Il serait bien curieux que nous soyons forcés de croire ce témoin digne de foi quand il dit : « Je ne peux pas me tromper » ; ou encore celui qui dit : « Je ne me trompe pas. »

23. Supposons que je ne sache pas si telle personne a deux mains (par exemple si elle a été amputée ou non) ; je croirai l’assurance qu’elle me donnera d’avoir deux mains pour peu qu’elle soit digne de foi. Et si elle dit qu’elle le sait, cela ne peut avoir de signification pour moi que celle-ci : il a pu en acquérir la conviction, donc (par exemple) ses bras ne sont plus enveloppés, ils ne portent plus de bandages, etc. A l’origine de ma croyance à ce que dit cette personne digne de foi, il y a ceci : je lui reconnais la possibilité d’en avoir acquis la conviction. Mais c’est une possibilité que n’a pas celui qui dit que (peut-être) il n’y a pas d’objets physiques.

24. La question que pose l’idéaliste se formulerait en gros de la sorte : « De quel droit ne douté-je pas de l’existence de mes mains ? (Et la réponse ne peut pas être : « Je sais qu’elles existent. ») Mais celui qui pose une telle question perd de vue qu’un doute portant sur l’existence ne prend effet que dans un jeu de langage. Qu’il faudrait donc demander d’abord « Quelle allure prendrait un tel doute ? » et qu’on ne le comprend pas ainsi d’emblée.

25. Même en ce qui concerne « il y a là une main » on peut se tromper. Ce n’est que dans des circonstances définies qu’on ne le peut pas. — « Même dans un calcul, on peut se tromper, — sauf dans des circonstances définies. »

26. Mais peut-on lire dans une règle les circonstances qui excluent logiquement une erreur dans l’utilisation des règles de calcul ? A quoi bon une telle règle ? ne pourrions-nous pas (derechef) nous tromper dans son application ?

27. Si toutefois on voulait, pour un tel usage, fournir un semblant de règle, on y trouverait l’expression « dans des circonstances normales ». Et ces circonstances normales, on les reconnaît, mais on ne peut pas les décrire avec exactitude. Ce qu’on décrirait plutôt, ce serait une série de circonstances anormales.

28. Qu’est-ce qu’ « apprendre une règle » ? Ceci. Qu’est-ce que « faire une faute en l’appliquant » ? Ceci. Et ce à quoi on est ainsi renvoyé est quelque chose d’indéterminé.

29. Les exercices d’emploi d’une règle montrent aussi ce qu’est une faute dans son utilisation.

30. On dit : « Oui, ce calcul est bon » si on s’en est convaincu. Mais ce n’est pas quelque chose qu’on a’ inféré à partir de l’état de certitude dans lequel on est. On ne conclut pas à l’état des faits à partir de la certitude qu’on en a.

La certitude est comme un ton de voix selon lequel on constate un état de faits, mais on ne conclut pas de ce ton de voix que cet état est fondé.

31. Les propositions auxquelles, comme envoûtés, nous sommes sans cesse ramenés, je voudrais les extirper du langage philosophique.

32. Ce dont il s’agit, ce n’est pas du savoir de Moore qu’il y a là une main, mais de ceci : que nous ne le comprendrions pas s’il disait : « Je peux naturellement me tromper en cela. » Nous demanderions : « Comment une telle erreur se présenterait-elle ? » — par exemple quelle forme prendrait la découverte qu’il y avait là erreur ?

33. Nous extirpons donc les propositions qui ne nous font pas aller plus avant.

34. Celui à qui on apprend à calculer apprend-il aussi par là qu’il peut se fier à un calcul de son maître ? Mais il faut bien que ces explications qu’on lui donne aient un terme un jour. Lui apprend-on aussi qu’il peut se fier à ses sens — quand en vérité on lui dit, dans nombre de cas, qu’on ne peut pas se fier à eux dans tel ou tel cas particulier ?

Règle et exception.

35. Mais ne peut-on pas se représenter qu’il n’y ait pas d’objets physiques ? Je ne sais pas. Et cependant « Il y a des objets physiques » est un non-sens. Serait-ce une proposition empirique ?

Et ce qui suit est-il une proposition empirique : « Il semble qu’il y ait des objets physiques » ?

36. Nous n’enseignons « A est un objet physique » qu’à ceux qui ne comprennent pas encore ou ce que signifie « A » ou ce que signifie « objet physique. C’est donc un enseignement qui porte sur l’emploi des mots et « objet physique » est un concept logique (comme couleur, mesure, etc.) C’est pourquoi on ne saurait former une proposition comme : « Il y a des objets physiques. »

Mais des essais malheureux comme celui-ci, on en trouve à chaque pas.

37. Est-ce cependant une réponse suffisante à faire au scepticisme de l’idéaliste comme à l’assurance du réaliste que dire de la proposition : « Il y a des objets physiques » qu’elle fait non-sens ? Pour eux bien sûr elle ne fait pas non-sens. Il y aurait une réponse : dire que cette assertion (ou son contraire) est un essai malvenu d’exprimer quelque chose qui n’est pas à exprimer ainsi. Et qu’il vienne mal, cela peut se montrer; mais cela ne suffit pas à régler la question de l’idéaliste et du réaliste. Il faut arriver à percevoir que ce qui s’offre à nous comme première expression d’une difficulté ou de sa solution peut encore être une expression complètement fausse. Tout comme en critiquant à juste titre un tableau, on fait souvent porter le blâme, de prime abord, sur un point qui n’en est pas justiciable — et il faut alors procéder à une investigation pour trouver le point exact auquel attacher le blâme.

38. Le savoir en mathématique. Là il faut toujours se souvenir qu’un « processus interne », un « état interne » n’ont pas d’importance et demander : « Pourquoi aurait-il de l’importance ? En quoi m’intéresse-t-il ? » Ce qui est intéressant, c’est la façon dont nous employons les propositions mathématiques.

39. C’est ainsi que l’on calcule, c’est en telles circonstances que l’on traite un calcul comme absolument fiable, comme certainement correct.

40. « Je sais que ma main est là »; on peut alors demander : « Comment le sais-tu ? » et la réponse que l’on donne présuppose que cela peut se savoir de cette manière. Au lieu de : « Je sais que ma main est là », on pourrait donc dire : « Ma main est là », puis ajouter comment on le sait.

41. « Je sais où j’ai mal », « Je sais que c’est là » sont aussi faux que « Je sais que j’ai mal ». Correct par contre : « Je sais où tu as touché mon bras. »

42. On peut dire : « Il le croit, or il n’en est pas ainsi », mais non : « Il le sait, or il n’en est pas ainsi. » Cela vient-il de la différence entre les états d’âme de la croyance et du savoir ? Non. — On peut appeler « état d’âme », disons, ce qui s’exprime dans l’intonation, dans l’attitude, etc. Il serait donc possible de parler d’un état d’âme de la conviction ; et ce peut être le même, que la croyance qu’il comporte, corresponde à un savoir ou soit fausse. Penser qu’aux mots « croire » et « savoir » doivent forcément correspondre des états différents serait équivalent à croire qu’au mot « Ludwig » et au mot « moi » doivent forcément correspondre des hommes différents parce que les concepts sont différents.

43. Quel genre de proposition est-ce que : « Dans 12 x 12 = 144, nous ne pouvons pas nous être trompés ? » Il faut bien que ce soit une proposition de la logique. — Mais n’est-elle pas la même, ou n’aboutit- elle pas à la même chose que la détermination 12 x 12 = 144 ?

44. Si tu réclames une règle de laquelle il ressorte que sur tel point on ne peut pas s’être trompé, la réponse est que ce n’est pas une règle que nous l’avons appris, mais en apprenant à calculer.

45. La nature du calcul, nous en avons fait la connaissance en apprenant à calculer.

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