Comment devenir quelqu’un – Frédéric Beigbeder
Ma vie est merdique, je vais la supprimer. J’en ai marre de trimbaler des cons qui puent l’alter-shave et renversent de la coke sur la banquette arrière. Je suis bourré de pastis et de Prozac et j’emmerde leurs brushings de sitcom brésilien. Comment en suis-je arrivé là ? J’en sais rien. Quand j’étais petit, je croyais que j’avais toute la vie devant moi. Maintenant je suis un gros beauf, chauffeur intérimaire sur Paris-Couronne, et sous moi coule la rue de Rivoli. Je longe des appartements cossus avec vue sur les Tuileries, remplis de pétasses décolorées qui se font enculer par des animateurs télé sur des canapés Roméo. Derrière moi, la cliente éclate de rire, je ne sais pas quelle connerie son mec basané lui a encore racontée « Darling, je me suis acheté une nouveau hélicoptère pour la bateau — ou une nouvelle bateau pour la hélicoptère ? Ou une avion pour faire du 4X4 dans le piscine ? » Je t’emmerde, Ducon. Je vais te finir à la pisse. Je suis fracassé et j’écrase l’accélérateur. Je l’épie dans le rétro, son nez poudré ses cheveux gominés sa gourmette dorée. Elle va bientôt s’arrêter de glousser sa radasse ? Je croyais que la vie me donnerait une chance, me réserverait quelques surprises. Tintin. Les surprises sont pour les riches. La vie des pauvres est prévisible, on peut la raconter à l’avance. L’avenir n’est pas passé par moi. Je suis moche, mal sapé, ils regardent ma grosse nuque, mon cou de taureau, ils sont beaux, ils sentent bon, ils me méprisent. Elle rit de moi, c’est sûr, mais je vais mettre fin à tout ça. La place de la Concorde ? C’est beau une ville la nuit. Tiens, même ça c’est pas de moi.
Je suis un type pauvre, donc un pauvre type. Celui avec qui l’on ne reste pas. Celui qu’on appelle par son prénom avec « Monsieur » devant, comme tous les larbins. Jamais mon destin n’a ressemblé à la place de la Concorde, jamais limpide, scintillant, adjectifs réservés à d’autres. Je bois pour oublier qu’on m’a oublié. Une vie dénuée de signification. J’accélère parce que j’en ai marre des bas-côtés. Nom de Dieu, ça y est, elle a défait la braguette de l’Arabe, elle le prend en bouche, ma parole, je les vois dans le rétro, ça doit les exciter de savoir que je peux les surprendre, elle lui pompe le dard pendant qu’il renifle sa cocaïne. Qu’ils crèvent, j’en ai marre d’encaisser. Qu’est-ce qu’elle lui trouve à part son blé ? Pourquoi ça m’est jamais arrivé de me faire lécher les burnes à l’arrière d’une limousine, bordel de merde ? Pourquoi elle me regarde avec commisération la prostituée avec son balayage et son parfum entêtant à la mords-moi le nœud ? Je hais la gentillesse des riches, leurs sourires qui signifient « va-t’en », qui vous donnent l’impression de mendier. Je me sens si laid et inférieur.
L’autoradio diffuse Viva Forever par les Spice Girls. Je monte le son. Je suis la chose la moins intéressante dans cette voiture. Parti de rien pour arriver nulle part. Je prends les voies sur berge. Le connard gluant fait exprès de geindre comme un acteur de porno. Parti de rien pour arriver nulle part. Moi aussi j’ai eu des femmes mais elles étaient moches et je les rendais tristes. Je ne les étonnais pas. Elles regrettaient d’être avec moi. Personne n’a jamais voulu vieillir avec moi. (Pas même moi.) Je n’ai jamais été amoureux, je n’ai jamais fait jouir personne. L’amour coûte trop cher, je n’avais pas les moyens. Je suis gras, sur le volant je serre mes doigts velus et boudinés de chauffeur merdique. Mon père me répétait tout le temps que j’étais un incapable et j’ai tout fait pour lui donner raison. Je n’ai pas fait d’études — trop occupé à glander devant la télé, perdre mon temps à me pochetronner. Le seul examen que j’ai réussi, c’est le permis de conduire (et encore : grâce au service militaire).
À quoi servent les gens comme moi ? Nous sommes inutiles et encombrants sur cette planète. On ne parle pas de nous dans Voici. Il n’y aura pas grand-monde à mon enterrement. Mon Dieu, si tu existes, explique-moi pourquoi j’ai toujours été si mal habillé ? Oh ça y est, il a giclé dans sa bouche, le salopard. Elle recrache le foutre dans son mouchoir. Pouvait même pas avaler ça, c’est sûr c’est moins bon que le caviar d’Iran. On a beau vendre son cul, faut pas pousser jusqu’à boire du sperme d’Arabe, hein ma pute ? Regarde-les, comme ils sont heureux. On dirait une photo. Ils vont me le payer. J’étais tranquillement accoudé au Bar de l’Oubli, en train de m’enfiler les pastis derrière la cravate, à tenir des propos racistes avec d’autres loques humaines, et soudain mon portable sonne, faut que j’ y retourne les gars, je dois recevoir leur bonheur immaculé dans ma trogne médiocre et on voudrait que je dise merci ?
Le métèque passe ses doigts manucurés dans les cheveux de la blondasse. Viva Forever. Tu parles. Feront moins les fiers quand leurs gueules d’anges jet-set seront incrustées de verre pilé. On a tous un jour ou l’autre sa chance à saisir. Je ne l’ai jamais eue avant cette nuit. Aujourd’hui est le dernier jour du reste de ma vie. On m’a licencié de partout mais ce soir je prends les choses en main. Pour la première fois de ma vie, j’ai une ambition : quand on a raté sa vie, il faut au moins essayer de réussir sa mort.
« Mister Paul, you’re driving too fast ! »
Ah, ça y est. Elle flippe, la Princesse. Je n’allais tout de même pas laisser passer une occasion pareille. L’Alma approche, on s’engouffre dans le tunnel à deux cents à l’heure. Allez hop, un coup de volant, rien à perdre : je fonce dans le mur. Allez tous vous faire foutre ! Le monde entier va me connaître.
Une mort grosse comme le Ritz.
Va savoir, peut-être que je serai célèbre jusqu’en l’an 2000.