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Ce pourrait être sur une plage… – Jean-Michel Maulpoix

Ce pourrait être sur une plage… – Jean-Michel Maulpoix

Ce pourrait être sur une plage où souffle un vent maussade à la fin de l’été. Il importe qu’en cet endroit la terre soit plate et basse, avec de larges perspectives, des bouteilles à demi enfouies dans le sable et des papiers qui volent. Il y aurait aussi de frêles cabines blanches en contrebas de la promenade, des sortes de confessionnaux ou de minuscules chapelles aux portes closes dont l’unique ornement serait une espèce de rosace découpée dans le bois peint.

Plus personne ne passe. Les roulottes des marchands de glaces ont déménagé. Aucune nacelle ne se balance sur la terrasse des villas calfeutrées pour l’hiver. Seules, les mouettes conspuent la mer qui use sur le sable sa fable monotone.

Près du rivage, quelque baigneuse a oublié son livre, par mégarde ou lassitude. Le vent tourne impatiemment les pages où se faufilent des fragments d’algues sèches et s’amoncellent des grains de sable. Cette jeune femme vient de partir. Celui qu’elle abandonne regarde maintenant le ciel uniformément gris. Des choses en lui s’achèvent ; il ne sait au juste lesquelles. Il ne bougera plus ; il écoute aux portes de la mer la fin de son histoire.

Il n’a guère de figure.

Il convient de l’imaginer semblable à ces coquillages morts où viennent se loger tour à tour différents crustacés. Il aimerait cette image, l’idée de vivre dans la nacre, d’en parcourir les chambres irisées qui s’enroulent sur elles-mêmes, d’y écouter d’anciens murmures, de s’y lover, s’y endormir, et ne rien savoir de celui qu’il va être ou n’est déjà plus…

Le déclin de l’été, une jeune femme en allée, un livre qui s’enfouit dans le sable, les rivages désolés de la mer sont à sa convenance : c’est ici l’histoire d’un homme qui se retire, comme on dit cela de la mer.

Il se retire et se souvient.

Il n’est plus que ce souvenir.

L’écriture sera sa façon de se souvenir.

 

Ni le moment, ni l’endroit, n’ont une grande importance. Sa présence est illusoire. Il existe pour peu de temps.

Il ne sera jamais qu’une silhouette indécise qui se déplace dans le brouillard, une rumeur, un léger amalgame de mots, comme sont les personnages des livres, privés de chair, incapables de se mouvoir seuls, de verser des larmes quand il leur plaît, ou d’étreindre le corps d’un autre, ne faisant jamais que commencer de naître et de mourir, sur une espèce de plage où la mer monte puis se retire, où le vent souffle, où sont abandonnés des papiers et des vêtements qui s’enfouissent peu à peu.

Ici, que viendrait-il faire d’autre que mourir ?

Se lever tout d’abord de sa propre poussière, secouer ses vêtements, oser quelques pas, quelques traces furtives sur la page blanche, pour retourner ensuite dans le silence. Prendre langue un instant avec les mots, comme chacun vient à son heure sur la terre, s’y déplace, puis la quitte, n’ayant guère remué que du sable, de l’air, un peu de sang, croyant tracer sa route, articuler sa voix, faire jouer librement ses muscles et ses pensées, mais se laissant conduire, ou désirer par d’autres, faisant effort à chaque instant pour être soi, en fait juste un peu différent de ce qui lui est commandé et qu’il ignore.

Il pourrait porter quantité de noms : il achève plusieurs vies à la fois dont le pouls bat différemment.

D’autres, en lui, bavardent. L’un dit avec fièvre ce qu’il aime, un autre parle avec détachement, l’air distrait de celui qui sait, ou ne veut plus savoir, craignant de montrer son cœur, ne s’enflammant pour rien, tenant toutes choses à distance. L’un dit ce qu’il est, un autre ce qu’il voudrait être, ce qu’il aurait pu être si la vie avait tourné autrement. Combien sont-ils ? Il ne saurait répondre. De quoi parlent-ils ? Il les entend à peine. Juste un lointain chuchotement, comme celui de deux voix d’amour, si intimes l’une avec l’autre que leurs bouches se confondent.

Il tend l’oreille en vain : l’amour fait en lui son ménage sans qu’il y prenne part, sans qu’il en sache rien, sans qu’il puisse dire qu’il aime ou est aimé.

Il s’est naguère épris de quantité de chimères. Les livres avaient sa préférence. Il y recherchait son visage, comme on scrute l’horizon, avec l’espoir de voir surgir quelque chose ou quelqu’un. Peut-être un peu de foudre allait-elle tomber du ciel clair…

Songeant sans cesse à l’inconnu, à l’invisible, aux ciels qu’il n’avait pas traversés, aux trépidations des villes où il n’était pas allé, aux baisers des femmes qu’il n’avait pas eues, il n’a prêté qu’une attention distraite à ceux qui étaient là, tout proches. Il les a souvent traités avec brusquerie, les accusant de lui faire de l’ombre, d’empêcher que cela survienne qui le délivrerait. Il ne pouvait leur pardonner de donner à son existence une espèce de valeur ou de sens, de la lester de leur amour, de l’empêcher de n’être qu’un esprit ou un cœur, offert à tous, et qui s’en irait au hasard en se laissant prendre et défaire par le temps qui passe. Il réclamait de folles passions ; l’affection lui était insupportable. Il ne prenait goût qu’à se perdre. Quand il se regardait dans la glace, il s’étonnait que son visage fût de chair. Le vide, peu à peu, s’est fait autour de lui.

Il rêve maintenant de sombrer dans un sommeil profond dont il se réveillerait la tête claire et le cœur léger, enfin débarrassé de soi.

Il n’a pas beaucoup voyagé, beaucoup souffert, beaucoup aimé. Il ne sait pas beaucoup de choses. Il n’a pas beaucoup étudié, ni beaucoup lu. Cependant sa vie s’achève. Usée de l’intérieur, elle a passé trop vite. Comme sont allées trop vite les pensées dans sa tête et les phrases sous sa plume, ne s’accrochant à rien, ne parvenant à déranger ni le bleu du ciel ni les objets de la chambre, ni surtout l’ordre des mots qui savent le remettre à sa place chaque fois que lui vient le désir de partir.

Il sait maintenant que la langue est un lieu où mourir, une sorte de gare, de plage, ou d’aéroport, d’où l’on regarderait les autres s’en aller en voyage et où l’on viendrait s’installer le dimanche, vers six heures, quand ils rentrent de leurs vacances, chargés de valises et de paquets, les yeux brillants, le teint hâlé, le cœur un peu ivre encore d’être grimpé parmi les deux.

Il y a dans son cœur des sortes de lézardes.

Elles ne saignent pas. Elles abritent des végétations singulières : de maigres agrégats de mots, des images ou des phrases, souvenirs demeurés vivaces de leçons autrefois récitées, de paroles entendues, ou de poèmes griffonnés à la hâte sur des pages arrachées.

Ses yeux prennent la couleur du ciel, de l’eau, de la terre ou de la nuit, comme deux billes de verre transparentes où se reflètent les paysages et les passants. Ses deux pieds ne tiennent pas au sol ; son corps demeure suspendu à des phrases. Les mots décident de ce qu’il voit, de ce qu’il aime. Il tire à lui les draps de la mer, des paquets de feuilles, et les couvertures de tous les livres, puis s’en va dormir, d’un blanc sommeil de chrysalide, enveloppé de poussière et de papier, le monde entier sur les épaules.

Il fait en lui-même quantité de gestes.

Il ouvre et referme des portes, brûle des cierges, lève des troupes et se met en guerre, bâtit des citadelles, creuse des tranchées, monte à l’assaut la nuit de quelque forteresse, vient à bout d’ennemis invisibles, puis fête sa victoire à grands cris, ou s’installe sur une barque qui dérive jusqu’à la mer… Où qu’il soit, quoi qu’il fasse, il lui faut tôt ou tard se laisser glisser jusqu’à elle qui remue ses vagues au fond de lui et qui partout l’appelle et l’enveloppe de ses murmures.

Il voudrait la dire tout entière, accrochée dans les branches des arbres, couleur de prune quand la nuit tombe, ou de lilas, fragile sous son armure de carrosseries qui fument.

 

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