Ce fut dans une librairie qu’on se rencontra – Charles Bukowski
ce fut dans une librairie qu’on se rencontra. juchée sur des talons démesurément hauts, elle portait une mini qui la moulait outrageusement et un sweat bleu des plus flottants sous lequel ses seins constituaient une réalité bien tangible. par contre, son visage était tout en angles, presque ascétique, sans maquillage, et sa lèvre inférieure ne tenait que par miracle. mais, compte tenu de son corps, on oubliait de tels détails. d’ailleurs, il était surprenant qu’aucun taureau de combat ne soit attaché à ses pas. en la reluquant de plus près, je remarquai alors ses yeux – la putain de Marie, elle n’avait quasiment pas de pupilles, rien que le reflet absolu, impénétrable des ténèbres. de quoi s’ancrer et ne cesser de la bigler pendant qu’elle se penchait et se repenchait au-dessus des livres. et chaque fois qu’elle en prenait un pour ensuite le reposer, sa mini remontait d’autant, découvrant des cuisses larges et mirobolantes. elle avait un faible pour les ouvrages mystiques. laissant tomber Comment trouver le bon cheval, je m’avançai jusqu’à elle.
— pardon de vous importuner, dis-je, mais, que voulez-vous, vous me faites l’effet d’un aimant, ce doit être vos yeux.
évidemment que je mentais !
— le destin et Dieu sont une même et seule personne, répliqua-t-elle.
— alors vous êtes Dieu, et vous êtes le Destin, celle que j’attendais. je peux vous offrir un verre ?
— je ne dis pas non.
on s’installa dans le bar d’à côté et on y resta jusqu’à l’heure de la fermeture. j’en vins rapidement à imiter sa façon de parler, persuadé que c’était la meilleure tactique. ce le fut. je la ramenai chez moi, et ne le regrettai pas. la période de séduction mutuelle dura trois semaines. quand je lui offris de se marier avec moi, elle me dévisagea pendant un assez long moment. si long que je me demandai si elle n’avait pas dans l’intervalle oublié la question.
enfin, elle se décida à l’ouvrir :
— eh bien, d’accord. sauf que je ne t’aime pas. je ne dis oui que parce que je dois… t’épouser. si ce qui nous unissait était de l’amour, j’aurais été forcée de refuser. l’amour, seul, non ! car, vois-tu… alors… ça ne collerait pas, tandis que, comme ça, advienne que pourra !
— tope là, mon joli lot.
mais à peine nous étions-nous passé la bague au doigt que minijupe et talons hauts ne furent plus de mise. à compter de ce jour-là, elle ne quitta plus cette longue robe de velours écarlate qui lui descendait jusqu’aux chevilles. un machin plutôt cracra d’ailleurs, qu’elle portait avec des mules bleues en piteux état. même pour sortir, pour aller au cinéma, ou n’importe où ailleurs, elle ne se changeait plus. et quand on prenait le petit déjeuner, elle aimait laisser pendouiller ses manches sur les toasts beurrés.
— gaffe, l’avertissais-je, tu vas te foutre du beurre partout !
elle ne répondait pas, se contentant de regarder par la fenêtre.
— OOOOOOOH, s’exclamait-elle, un oiseau ! sur l’arbre, en face, un oiseau ! tu le vois, au moins ?
— vouais.
ou bien encore :
— OOOOOOOOH, une ARAIGNÉE ! la créature préférée du Seigneur ! ce que j’aime les araignées ! je n’ai jamais compris pourquoi on les haïssait. dis, Hank, toi, tu les aimes aussi ?
— je ne me suis jamais vraiment posé la question.
et bientôt il y eut plein d’araignées chez nous, ainsi que des punaises, des mouches et des cafards. toutes les créatures du Seigneur. elle était une exécrable femme d’intérieur. répétant à tout bout de champ que le ménage, c’était du temps perdu. en mon for intérieur, je pensais plutôt qu’elle était feignasse. et aussi légèrement siphonnée. quoi qu’il en soit, je fus obligé d’engager une bonniche à temps complet, Felica. oh, à propos, mon épouse se prénommait Yevonna.
un soir, comme je venais de pousser la porte, je les découvris toutes les deux en train d’étaler sur l’envers des miroirs une sorte de pommade, tout en dessinant dans l’air avec leurs mains des gestes étranges qu’elles accompagnaient de paroles non moins étranges. quand elles se rendirent compte de ma présence, elles sursautèrent, piaillèrent et s’enfuirent en emportant les miroirs qu’elles cachèrent.
— par le Christ tout-puissant, il se passe quoi ici ?
— les miroirs magiques ne doivent être regardés que par un seul œil, affirma quelques secondes plus tard ma femme, Yevonna.
— telle est la loi, ajouta Felica, la bonniche. sauf que dès le lendemain, Felica renonça à faire le ménage, ayant décidé à son tour que c’était sans importance. mais je ne la mis pas à la porte, vu que, comme Yevonna, elle avait un sacré coup de reins, et qu’il lui arrivait de me mitonner d’excellents petits plats, encore que j’eusse souvent des doutes sur ce qu’elle me servait.
pendant sa grossesse, Yevonna atteignit des sommets dans l’excentricité. enchaînant rêves délirants sur rêves délirants et, lorsqu’elle me les racontait, il était invariablement question d’un diable qui essayait de prendre possession de son corps. ce squatter infernal lui apparaissait sous deux formes différentes. tantôt, c’était quelqu’un qui me ressemblait, et tantôt une créature hybride, visage humain, corps de chat, serres d’aigle et ailes de chauve-souris. cette chose-là ne lui parlait jamais, mais n’empêche qu’à son contact de drôles d’idées lui venaient. l’une des plus marrantes, si je puis dire, était qu’elle m’attribuait ses malheurs, ce qui ne pouvait la pousser qu’à vouloir irrésistiblement tout détruire. excepté, ça va de soi, les cafards, les mouches, les fourmis et les « moutons » qui s’entassaient sous les meubles – non, ce qu’elle se mit à détruire, c’était uniquement ce qui m’avait coûté du fric. ainsi elle déglingua le mobilier, lacéra les stores, brûla les rideaux et le canapé, macula l’appartement de papier cul, laissa déborder la baignoire jusqu’à ce que tout fût sous les eaux, et additionna les appels à longue distance pour causer à des gens qu’elle connaissait à peine. lorsque ça la prenait, je filais au pieu avec Felica et, histoire de ne plus y penser, on se tapait trois ou quatre rounds, en expérimentant toutes les positions du manuel.
pour finir, j’obtins d’Yevonna qu’elle m’accompagnât chez un psychiatre :
— allons-y, dit-elle, mais à quoi ça servira, puisque ça se passe dans TA tête ? car tu n’es pas que diabolique, tu es givré.
— d’accord, chérie, mais on peut toujours aller le consulter, non ?
— prends le volant, j’arrive dans une minute.
l’attente se prolongea, mais lorsqu’elle s’installa à mes côtés, elle avait repassé sa mini, enfilé des bas nylon, chaussé ses talons hauts, et s’était même maquillée. mieux, pour la première fois depuis notre mariage, elle s’était servie d’un peigne.
— fais-moi une langue, chérie. je marque midi dans mon calcif.
— pas question. d’abord, le psychiatre.
avec lui, elle se conduisit on ne peut plus normalement. ne faisant aucune mention du diable. riant à ses plaisanteries de carabin, sans disjoncter une seule fois, lui laissant même systématiquement l’initiative. de sorte que le psy la déclara en excellente santé, tant physique que mentale. pour ce qui était de son corps, j’en étais sûr. on reprit le chemin de la maison où elle se débarrassa illico de sa mini et de ses talons pour renfiler son ignoble robe écarlate, tandis que Felica me rejoignait au pieu.
même après la naissance de notre bébé (le mien autant que le sien), Yevonna continua de croire à ce diable qui ne cessa de lui apparaître. sa schizophrénie ne fit que progresser. un coup, elle était calme et tendre, un coup, elle virait dégueulbi, hallucineuse, chieuse, sinoque, et vacharde.
et elle y allait à fond la caisse, un vrai moulin à paroles que rien ne pouvait arrêter, et sans qu’il y eût la moindre chose à comprendre.
des fois, elle se réfugiait dans la cuisine, et soudain j’entendais un horrible glapissement, assourdissant, comme la voix d’un homme qui n’aurait plus de cordes vocales.
j’y allais et je lui disais :
— qu’est-ce qui gaze pas, chérie ? et j’ajoutais :
— si tu penses que je suis un enculé de ma mère maudite, je ne te contredirai pas.
après quoi, je me servais un grand verre et revenais m’asseoir dans le salon.
une autre fois, comme je m’étais débrouillé pour introduire en douce, pendant qu’elle déraillait, un psychiatre chez nous, il me donna raison sur toute la ligne – folle à lier – et il me proposa de la faire enfermer dans un asile. je signai les papiers nécessaires et obtins qu’elle passât devant le tribunal adéquat. mais de nouveau elle ressortit sa mini et ses talons. avec une variante tout de même, puisqu’au lieu de jouer les natures enjouées, elle fit son intello. parlant avec brio de sa santé mentale. et m’accusant d’être une ordure de mari qui n’avait qu’une chose en tête, se débarrasser d’elle. elle jeta le discrédit sur les divers témoins à charge. et fit douter de leur raison les deux experts désignés par le tribunal. moyennant quoi, le juge, après en avoir conféré avec ces malheureux, déclara :
— la Cour ne juge pas suffisantes les preuves pouvant entraîner l’internement de mistress Radowski. l’audience est levée.
et derechef je la reconduisis à la maison et attendis qu’elle rechange de tenue. dès qu’elle l’eut fait, je lui tins ce discours.
— que je sois damné si tu n’es pas en train de ME cramer les neurones !
— t’es DÉJÀ raide dingue ! alors, un bon conseil, va t’allonger avec Felica, peut-être que ça t’aidera à chasser tes inhibitions ?
sauf que le lendemain, en rentrant du turbin, le propriétaire me tomba dessus dans le parking :
— Mister Radowski, enfin ! Mister Radowski, votre épouse, oui, votre ÉPOUSE a cherché des crosses aux voisins et s’est battue avec eux. en plus, elle a brisé toutes les fenêtres de votre appartement. il faut que je vous demande de ficher le camp !
et donc, après avoir pris nos cliques et nos claques, moi, Yevonna, et Felica, nous partîmes nous installer chez la mère de ma femme, à Glendale. la vioque nous accueillit plutôt bien, mais les incantations, les miroirs magiques et la fumée des bâtonnets d’encens la firent assez vite changer d’avis. aussi nous proposa-t-elle d’aller nous aérer dans une ferme qu’elle possédait près de Frisco. on lui laissa le bébé et on remonta vers le nord, sauf que la ferme était occupée par le métayer, gros malabar à la barbe noire, un certain Final Benson si j’en crois ce qu’il nous déclara alors qu’il se tenait devant la porte. et qui ajouta tout de suite après :
— j’ai travaillé sur cette terre toute ma vie, et personne ne m’en chassera. NON, personne !
il accusait près de deux mètres et plus d’un quintal cinq, et de surcroît il était encore dans la force de l’âge. si bien qu’on fut contraints de louer quelque chose en bordure de la propriété en attendant que la loi nous donne raison.
et ce fut là que, dès la première nuit, se produisit l’impensable. j’étais en train d’étrenner ma literie en chevauchant Felica lorsque j’entendis depuis la chambre voisine des plaintes et des sanglots à réveiller les morts, le tout entrecoupé de monstrueux craquements, comme si l’on voulait réduire un lit en poussière.
— Yevonna remet ça ! dis-je.
et, remisant ma clarinette, je me levai :
— je n’en ai que pour une minute.
tiens, pardi, qu’elle avait remis ça ! avec Final Benson entre ses cuisses qui la tringlait féroce. un spectacle de première bourre. l’enflure, il en avait une qui en valait quatre. de retour dans ma chambre, je tirai enfin mon coup. un petit.
mais au lever du soleil, Yevonna avait disparu.
— mes couilles, où a bien pu passer cette sinoque ?
ce qui ne nous empêcha pas, Felica et moi, de descendre prendre notre petit déjeuner, et soudain, comme je regardais par la fenêtre, je l’aperçus, mon Yevonna. blue-jean et chemise d’homme vert olive, à quatre pattes, grattant le sol, avec Final derrière elle, et tous les deux arrachant de la terre des trucs pour le moins déconcertants qu’ils fourraient ensuite dans des cageots. tout bien réfléchi, ce ne pouvait être que des navets. reste que Final avait enfin trouvé chaussure à son pied.
— bordel à culs, m’exclamai-je, tirons-nous. foutons le camp d’ici, et vite !
sitôt les valises bouclées, on se rapatria sur L.A où, en attendant de se louer un appart, on prit une chambre dans un motel.
— bon sang de bois, ma toute belle, dis-je à Felica, mes emmerdes sont terminées. tu n’imagines pas par quoi j’ai dû passer !
et pour célébrer l’événement, on s’acheta une bouteille de whisky. puis, on s’envoya en l’air avant de retomber dans les bras l’un de l’autre et de nous endormir l’âme en paix.
jusqu’au moment où je fus réveillé par la voix stridente de Felica :
— ô toi, abominable démon, cesse de me tourmenter ! Glapissait-elle. n’existerait-il donc, de ce côté-ci de la tombe, aucun moyen de t’échapper ? Yevonna ne t’aurait-elle donc pas suffi pour que tu cherches maintenant à m’entraîner avec toi ? hors de ma vue, Démon ! disparais ! et ne reviens jamais !
et voilà comment je me retrouvai assis sur le lit, à regarder ce que Felica regardait, et comment il me sembla, moi aussi, le voir – visage bouffi d’un rouge incandescent piqueté de flammèches orangées, comme de la braise ardente, lèvres vertes, deux longues incisives jaunâtres semblables à dès défenses de morse, crinière plus opaque qu’un jour gris, et tout cela mis ensemble nous observait en souriant, satisfait sans doute de nous jouer ce tour de cochon.
— alors, là, pour le coup, je suis bien un enculé de ma mère maudite, me récriai-je.
— hors de ma vue, enchaîna Felica. au nom du Très Vénérable et du Très Puissant Ja et au nom de Bouddha et au nom d’un bon millier de dieux, je te maudis et te chasse à jamais de nos esprits, et n’y reviens pas avant dix mille ans !
j’allumai la lampe de chevet.
— trésor, ce doit être le whisky… sans compter qu’en plus de ce très mauvais whisky, il y a aussi la fatigue du voyage, de Frisco à ici, tu parles d’une trotte !
le réveil marquait 1 h 30 du matin, fallait que je me réimbibe le gosier, et fissa. aussi je me levai pour me rhabiller.
— où vas-tu, Hank ?
— là où l’on vend de l’alcool, et avant que tout soit fermé. je ne connais pas de meilleur moyen pour effacer cette trogne hideuse. la résistance d’un homme a ses limites.
et je boutonnai ma chemise.
— Hank ?
— vouais, ma biquette.
— faut que je t’avoue quelque chose.
— accouche, ma biquette, mais grouille. sinon, je vais être de la revue.
— eh bien, Yevonna est ma sœur.
— non ! vraiment ?
— vraiment.
me penchant vers elle, je lui lâchai un baiser avant de foncer dehors, monter dans ma voiture et démarrer. pour ne plus jamais revenir. après une halte au coin de Hollywood et de Normandie, où je pus m’acheter de quoi tenir, je mis le cap sur l’ouest, tournant le dos au motel qui était plein est, pas loin de Vermont Avenue. c’est que non seulement on ne trouve pas tous les jours un Final Benson mais qu’on ne répète pas deux fois la messe pour les folles. d’où ce postulat : avec des bourrins qui hallucinent, mieux vaut remonter en selle et reprendre tout seul du poil de la bête ! parole, il ne faut jamais payer une cramouille plus que son prix ; et puis, de toute manière, il y aura toujours un naïf pour ramasser ce que vous abandonnez ; moyennant quoi, ce n’est pas déserter que de le faire, et il n’y a donc pas lieu de se sentir coupable.
aux environs de Vine Street, je me garai devant un bouiboui et y pris une chambre. pendant que l’on me donnait ma clé, je remarquai, affalée sur le canapé du hall, une drôle de mécanique, la jupe retroussée au-delà des cuisses, et même plus qu’au-delà. ses yeux braqués sur la bouteille qui dépassait de mon sac en papier. et les miens rivés à son pétard. lorsque l’ascenseur se ramena, elle en fit autant.
— hé, mister, vous allez boire cette bouteille en suisse ?
— j’espère bien que non.
— n’espérez plus, vous avez gagné !
— super.
l’ascenseur s’arrêta au dernier étage. elle en sortit en se tortillant. la vache, plus elle actionnait ses hanches chatoyantes, et plus j’en étais secoué et imprégné.
— y a écrit 41 sur la clé, dis-je.
— bingo !
— à propos, seriez pas branchée sur le mysticisme, les soucoupes volantes, les armées intergalactiques, la sorcellerie, les démons, les sciences occultes, les miroirs magiques ?
— branchée sur QUOI ? merde, j’ai besoin de sous-titres.
— laisse tomber, poulette !
elle refit claquer ses hauts talons et remuer, avec une ardeur communicative, tout son corps dans la lumière sale du couloir. j’étais limite de l’explosion. le temps que j’ouvre la porte de la 41, que j’allume, que je déniche deux verres, que je les rince, que j’y verse dedans du whisky et que je lui en tende un, elle s’était déjà étalée sur le lit, les jambes croisées quasiment au-dessus de sa tête souriante.
c’était bien parti.
pas trop tôt.
mais sûrement pas pour longtemps.