Bouki sans Leuk – Birago Diop
Comme tout authentique natif du Saloum, Leuck-le-Lièvre savait l’histoire des siens comme celle des bêtes et des gens, non seulement de son terroir, mais aussi des terres voisines sur lesquelles avaient régné des Princes turbulents et qu’avaient guidées de sages marabouts.
L’herbe sèche des champs avait maintes et maintes fois enflammé l’herbe verte de la brousse. Tanières de Lions, gîtes de Lièvres, bauges de Phacochères avaient souvent brûlé après les greniers des villages au passage des conquérants et des pillards dont les chefs laissaient derrière eux ruines et deuils, veuves et orphelins ; mais aussi parfois traînaient dans leur sillage quelques sentences, fruit des enseignements de leurs griots.
Leuck avait donc appris entre autres ce que rapportait la petite chronique du Badibou sur un de ses princes les plus turbulents, Saër Maty.
Un soir, à Keur-Maba la capitale, Samba Peulh avait annoncé à Saër Maty, qu’un homme se disant son ami venait d’être piqué par un serpent.
— Où donc un serpent a-t-il piqué cet homme ? s’était informé Saër Maty.
— Au pied, Saër, avait répondu Samba.
— En vérité, Poulo, cet homme ne peut être mon ami, car les vrais miens vont toujours à cheval.
Et sentencieux, Saër avait conclu : « Il a fait de moi son ami, mais moi je ne le reconnais pas comme ami. »
Ce que le Prince du Badibou disait de l’homme au serpent, Leuck-le-Lièvre le disait, le proclamait maintenant de Bouki-l’Hyène qui se vantait et s’était vantée de tous temps et en tous lieux de son amitié avec Leuck-le-Lièvre. « Elle a fait de moi son ami, mais moi je ne la reconnais pas comme amie », assurait-il.
Certains affirmaient cependant qu’il fut un temps où Leuck et Bouki étaient amis. Du temps où beaucoup de gens disaient que Bouki n’avait jamais été folle de sa vie ou ne l’était que lorsqu’elle le voulait bien ; lorsqu’elle croyait que cela lui aurait rapporté de jouer à la folle. Du temps où quelques-uns comparaient Bouki-l’Hyène à Poulo-le-Berger et soutenaient que le boubou de l’un et la peau de l’autre étaient sales sans doute mais que ni leur cerveau n’était fluide ni leur intelligence trouble. Du temps peut-être où Leuck croyait encore que Bouki-l’Hyène avait quelque chose dans la tête ou du moins quelque goutte d’esprit en un point quelconque de son corps.
Car Leuck se connaissait des voisins qui n’avaient plus, ou n’avaient jamais eu de tête, mais qui possédaient savoir et jugement.
Il ne les fréquentait pas assidûment bien sûr, il les évitait même parfois, car ils avaient crocs et griffes, pinces ou dard. Il tenait son museau frémissant aussi éloigné des pinces qui servaient de mains à Koupou-Kala-le-Crabe que de la queue au dard brûlant de Djitt-le-Scorpion.
Leuck souriait doucement quand il entendait déclarer que « si Koupou-Kala-le-Crabe n’avait pas de tête c’est parce qu’il avait trop bon cœur », et quand il voyait Koupou-Kala avec fausse modestie baisser les bouts de bâtons qui portaient ses yeux et laisser dire les gens. Car ce n’était pas du tout par bonté, encore moins par bêtise que Koupou-Kala n’avait pas où plutôt n’avait plus de tête, mais bien par excès de malice et malfaisance.
Dans la famille et le clan de Leuck où l’on apprenait tout sur le passé de tous, l’on savait ce que les très vieux du Pays se rappelaient avoir entendu quand ils étaient tout jeunes de leurs vieux parents, sur l’équipée de Koupou-Kala-l’Ancêtre, la malaventure qui avait fait rentrer tête et cou dans le dos à celui-ci et à sa descendance le jour où il alla en compagnie de Khatj-le-Chien, de Thile-le-Chacal, de Sékheu-le-Coq, de Makhe-le-Termite, de Fètt-la-Flèche et de Kantioli-le-Rat cueillir un régime d’amandes de palmiste.
Le jour où le Bon Dieu faisait la distribution des têtes, Crabe n’avait pas fait comme Djitt-le-Scorpion qui, lambinant par champs et sentes, s’attardant par-ci, musant par-là, loin du bon chemin, n’avait rencontré au soleil couchant au bout de sa longue flânerie, près de la demeure du Seigneur, que Gueulèm-le-Chameau qui lui avait appris :
— Il ne restait plus que deux têtes ; j’ai choisi celle-ci.
Djitt-le-Scorpion avait simplement dévisagé Gueulèm-le-Chameau en se demandant de quelle laideur pouvait bien être la dernière tête qui restait pour que l’affreux Porteur-de-Bosse la dédaignât.
Dépité, Djitt s’en était retourné préférant garder son savoir et sa force à la pointe de sa queue.
Et Leuck-le-Lièvre croyait volontiers Djitt-le-Scorpion quand celui-ci affirmait :
Veki, véki, vaké !
Véki, véki, voké !
Nyoune dou nyou varr Kène
Té kou nyou varr vatj !
(Arracher, décrocher, attaquer !
Décrocher, arracher, égratigner !
Nous ne montons sur personne
Et qui nous chevauche redescend !)
Leuck évitait, sans les fuir néanmoins, Crabe et scorpion, mais pas pour les mêmes raisons qui le tenaient maintenant à distance des parages que hantait Bouki-l’Hyène.
Aides et conseils, vilains tours et mêmes bons exemples, Leuck n’avait pu rien faire pénétrer dans la tête de Bouki, ni par-devant, ni par-derrière, ni par les yeux, ni par les oreilles.
Il l’avait abandonnée à elle-même, à ceux de la brousse, et à ceux des villages, jugeant que sa bêtise dépassait les honnêtes bornes de l’innocence.
« Elle a fait de moi son ami, mais moi je ne la reconnais pas comme amie » disait-il de Bouki-l’Hyène, comme Saër Maty le Prince, de l’homme mordu au pied par le Serpent.
Bouki-l’Hyène à qui les bonnes langues rapportaient, à longueur de nuit au cours de ses randonnées désormais solitaires, le dédain de Leuck-le-Lièvre, avait enfin décidé, celui-ci n’étant pas le Bon Dieu, qu’elle pouvait bien se passer de sa compagnie et de ses conseils qui ne lui rapportaient que mécomptes et déboires, si ce n’était pas pis, à la fin.
Comme la dupe sans son charlatan, Bouki-l’Hyène allait vivre sans Leuck-le-Lièvre.