Bouki orpheline – Birago Diop
Lorsque Bouki-l’Hyène perdit son grand-père N’Djour, il ne restait plus du troupeau familial qu’un seul taureau qu’il lui fallut bien sacrifier et donner en aumône pour honorer le défunt, satisfaire à la tradition et plaire aux aïeux depuis longtemps partis vers l’autre monde où ils allaient accueillir dignement le représentant du clan qui allait leur rendre compte des actes de la famille.
Bouki-l’Hyène n’avait voulu ni boucher, ni apprenti-boucher, ni aide-boucher, ni Maure, ni pourogne esclave de Maure pour égorger, dépouiller, dépecer et partager la victime.
Elle avait fait tout toute seule. Elle avait égorgé, dépouillé, et, suant et soufflant, dépecé sa bête. Mais elle n’avait plus pris beaucoup de peine quand il ne lui resta plus qu’à faire des parts.
Les pleureuses déjà vociférant, les premiers voisins et les parents éloignés qui arrivaient compatissants et remplis de douleur pour présenter leurs condoléances à la dernière de la famille N’Djour du pays, trouvèrent Bouki-l’Hyène à côté de trois tas le viande à quoi s’était limité selon toutes apparences le partage du taureau…
Aux cousins qui s’étonnaient qu’il y eut si peu de parts et aux voisins qui demandaient à quels pauvres, à quels quartiers du Village, à quelle mosquée, les tas de viande étaient destinés, Bouki-l’Hyène avait expliqué :
— Celui-ci est pour moi. Celui-là à N’Djour. Le dernier était pour le premier qui y toucherait et j’ai ma patte dessus.
Les manifestations de sympathie émue furent, il faut le dire, très réduites, et les funérailles du vieux chef du Clan vite écourtées et par Bouki-l’Hyène et par ses visiteurs, parents, amis et pleureuses.
Ceux qui étaient venus profondément attristés s’en étaient retournés complètement indignés, et seule Vègne-la-Mouche et son innombrable famille restèrent pour tenir compagnie à Bouki-l’Hyène dans son deuil tout le temps qu’elle mit à dévorer sa viande.
L’assistance intéressée de Vègne-la-Mouche et des siens prit fin quand les os du taureau sacrifié par l’orpheline furent récurés par celle-ci et furent devenus aussi blancs que du coton.
Bouki-l’Hyène n’était ni gardienne de mémoire, ni bergère de souvenirs. Son grand-père enterré, son taureau avalé, viande dévorée et os récurés, elle n’entendait entretenir ni le culte du mort, ni sa tombe.
Elle laissa sa maison, abandonna le Village…, et quittait le pays.
Mais tout le pays sut très vite qu’il ne restait plus personne, selon toute vraisemblance, de la lignée jadis si nombreuse de Bouki-l’Hyène, puisqu’il n’y avait plus un seul rejeton pour veiller sur les morts et la demeure des morts du clan des N’Djour. S’il en était resté un qui prétendit s’appeler N’Djour, avaient décrété les anciens, il pouvait être tué sans risques ni remords.
Bouki-l’Hyène venait juste de s’asseoir sous l’arbre-à-palabres du Village où elle était arrivée tard dans la nuit, quand elle entendit Yénékatt-le-Griot-crieur-public annoncer la sentence des anciens du pays.
— Moi, Dioukhané, je rentre à la maison, fit-elle en se redressant. Et se tournant vers M’Bam-Hal-le-Phacochère, son plus proche voisin : « Camarade N’Djour bien le bonjour chez toi. »
— Qui s’appelle N’Djour ici ? Qui s’appelle N’Djour ? demanda-t-on sur un ton peu rassurant lui semblait-il.
— Celui-là qui vient d’être nommé ainsi, affirma Bouki-l’Hyène qui, sans s’inquiéter du sort de M’Bam-Hal-le-Phacochère au milieu de ceux du Village, détala vers la Brousse.
Mais la Brousse où tous les vents répandaient toutes les nouvelles, quand Thioye-le-Perroquet et Golo-le-Singe s’attardaient sur les sentes et dans les hautes ou basses branches avant de colporter potins et ragots, tout la Brousse savait que Bouki-l’Hyène était maintenant moins qu’une orpheline, n’ayant même plus ses morts.
Et toute la Brousse n’était plus tantôt qu’yeux, qu’oreilles et que jambes, pour voir, entendre et fuir Bouki-l’Hyène ; tantôt que rugissements, hurlements, hululements pour terrifier et faire fuir Bouki-l’Hyène ; tantôt que cris, rires et ricanements qui accueillaient, accompagnaient et poursuivaient Bouki-l’Hyène sur les sentes et dans les fourrés.
Bouki-l’Hyène avait atteint les terrains de parcours des bêtes à cornes qui vivaient avec les gens et sous la bonne garde, aussi, des bergers que le sommeil semblait avoir fui pour toujours et partout. Les pâtures y étaient abondamment fournies, et l’eau dormait dans les mares, traînait dans les marigots, courait dans les rivières et se cachait des ardeurs du Soleil dans les puits. Aucune bête n’y mourait de vieillesse ni de maladie, semblait-il, car aucun cadavre, aucune carcasse ne jalonnaient les layons et les sentiers qui tournaient et viraient, mais menaient toujours en fin de course aux enclos à bétail.
Bouki-l’Hyène s’approcha des champs où elle aperçut les hommes courbés binant et sarclant.
Elle sentit sur son échine les coups des hoyaux qui griffaient le sol comme si c’était la peau de son dos qu’on labourait.
Elle contourna les haies des terres travaillées et aperçut un groupe de femmes ayant des bébés sur le dos et de jeunes filles dont les cris, les chants et les battements des mains venaient jusqu’à elle portant clamé très haut un nom : Kéléfa Bâ.
Comme une calebasse d’eau boueuse où plonge une pierre d’alun, la mémoire toujours trouble de Bouki-l’Hyène s’éclaircissait lentement. Le nom de Kéléfa Bâ revenait souvent dans les dits de Mame Bouki la grand-mère Hyène quand elle contait jadis des histoires d’hommes. Mame Bouki parlait du pays de Kéléfa Bâ, le seul pays où ses aïeux n’avaient pas eu à traîner de fourrés en bosquets pour trouver leur pitance. Le pays de Kéléfa Bâ où ses aïeux n’avaient plus eu à se disputer quelques maigres reliefs des repas des seigneurs de la Brousse, avec Thann-le-Charognard et les siens, avec Sakhe-le-Ver et ses parents.
Du chant que Bouki-l’Hyène entendait maintenant tout entier sans doute, Mame Bouki ne fredonnait aux veillées que quelques bribes, que les mots qui exaltaient les dits, faits et gestes de ceux qui avaient été les aïeux de Bouki-l’Hyène.
La voix des femmes et des jeunes filles arrivait perçante et distincte portant tout le chant, le chant de la Reconnaissance.
Kéléfa Bâ étendu
Sur une termitière proche de Baria
Sa lance Tambo à ses côtés
Resta quarante jours sans sépulture
À la face du Ciel.
Et sa dépouille mortelle
Fut respectée
Par la gent nécrophage.
Les Charognards
Dans le firmament tournoyaient
Et disaient :
« Nous ne mangerons pas Kéléfa Bâ
Il nous a donné tant de cadavres à manger. »
Et la dépouille mortelle
Fut respectée
Par la gent nécrophage.
Les Hyènes
Dans les fourrés d’alentours
Menaçaient :
« Que nul ne touche au cadavre
De Celui qui nous rassasia tant de fois
Des œuvres de sa lance ! »
Et la dépouille mortelle
Fut respectée
Par la gent nécrophage.
Les Vers
Sous terre et sur terre
Assuraient :
« Kéléfa Bâ nous a gorgés de ses victimes
Nous respecterons sa chair
Et veillerons sur sa dépouille ! »
Et la dépouille mortelle
Fut respectée
Par la gent nécrophage !
Sakhe-le-Ver et sa descendance, avait-on appris à Mame Bouki qui le répétait parfois à ses petits enfants (Bouki-l’Hyène se le rappelait maintenant), Sakhe-le-Ver et sa descendance avaient suivi sous terre, pour la veiller encore, la dépouille de Kéléfa Bâ.
Thann-le-Charognard et les siens veillaient maintenant sur les tas d’ordures aux entrées des Villages pour en éloigner les Souffles malveillants.
Seuls les aïeux de Bouki-l’Hyène n’avaient plus conclu de pacte avec quiconque depuis Kéléfa Bâ ; ayant trouvé qu’une longue veillée funèbre était une tentation trop forte, une épreuve trop dure pour une nature de Hyène.
Mais il n’y avait plus de héros, donc plus de cadavres de héros à respecter, à faire respecter ni à veiller. Il n’y avait même plus de cadavres du tout, semblait-il, puisque les bêtes ne mouraient plus ni de vieillesse ni de maladie et que les hommes enterraient sans tarder ni traîner leurs morts, et profondément.
Chants, cris, battements des mains avaient cessé depuis longtemps. Le groupe de femmes et de jeunes filles avaient quitté le puits où elles se rassemblaient deux fois par jour, après l’aube et avant le crépuscule. Elles étaient retournées au Village, vaquer aux soins du ménage et préparer le repas du milieu du jour.
Le Soleil à la pointe du ciel fouillait maintenant coins et recoins de la Brousse et des champs.
Bouki-l’Hyène, affalée, somnolente, à l’ombre maigre d’une touffe d’euphorbes fut tirée de son demi-sommeil par des cris et des pleurs. Elle leva son nez fureteur et fouineur et vit, s’avançant sur le sentier qui menait du Village aux champs, une femme portant calebasse couverte sur la tête et bébé pleureur sur le dos. C’était Koumba Deurkisse qui portait le déjeuner aux travailleurs des champs. Koumba Deurkisse, réputée au village comme dans le pays et plus loin encore sans doute, pour son mauvais caractère et aussi pour sa bravoure, car, disait-on, elle n’avait même pas peur du Bon Dieu.
Bouki-l’Hyène s’était redressée péniblement ; elle s’était avancée lentement vers le sentier et vers Koumba Deurkisse à qui elle demanda, langue toujours gourmande, bave déjà aux babines :
— « Déjeuner », pourquoi « Dîner » pleure-t-il ?
Koumba Deurkisse, qui venait d’être baptisée « Déjeuner » et allait peut-être le devenir, tourna la tête et regarda par-dessus son épaule droite son fils Magatte qui braillait de plus belle sur son dos (ayant hérité dès avant sa naissance même du mauvais caractère de sa mère). Elle regarda du coin de l’œil son fils dont Bouki-l’Hyène entendait faire son dîner et cria encore plus fort que lui ; cria à ameuter le Village, les champs et la Brousse à la fois :
— Magatte ! Vas-tu enfin te taire ? Depuis que ton père te fait gober des yeux d’hyène après ta tétée de midi, tu commences à trop y prendre goût !
Bouki-l’Hyène entendit la remontrance.
Elle quitta le sentier et s’enfonça dans la Savane sans un regard en arrière.
Et Bouki-l’Hyène n’a jamais mangé ni mère ni enfant.