Sélectionner une page

Bouki herbivore – Birago Diop

Bouki herbivore – Birago Diop

Le Ciel généreux avait versé tant d’eau sur la terre que mares, marigots et rivières demeuraient toujours pleins.

L’herbe toujours fournie et partout drue rassemblait les troupeaux à portée des bâtons de leurs bergers. Même Bèye-la-Chèvre, tête folle, désobéissante à l’accoutumée et vagabonde d’humeur, ne s’éloignait plus ni des siens ni de leur gardien.

Les fauves qui ne se nourrissaient que de chair fraîche et de sang chaud et qui ne goûtaient l’herbe qu’en bouillie dans la panse et les tripes de leurs victimes ; les fauves, Lion, Panthère, et d’autres moins redoutés, avaient fui vers d’autres pays où la tutelle des hommes sur leurs bêtes était moins vigilante et où la Savane était peut-être moins complice de celles-là, Biche, Antilope, Gazelle qui n’avaient pas de maître, sans doute, mais qui n’ayant non plus, ni crocs ni griffes avaient toujours compté sur leurs pattes, sur l’écran des fourrés, sur la hauteur et l’épaisseur des touffes ou sur l’humeur du vent, pour sauver leur vie et prolonger leurs jours et leurs nuits.

Lassée d’une quête toujours vaine du moindre lambeau de charogne ou de la plus mince lanière de viande séchée ; vannée de ses chasses infructueuses derrière M’Beutt-l’Iguane, Bagg-le-Lézard et d’autres rampeurs ; n’entrevoyant que de loin et de temps à autres le véloce Djar-le-Rat Palmiste, infatigable et indifférent aux rumeurs et soucis du Pays dont il ignorait même les heures de paix et de tranquillité ; Bouki-l’Hyène qui avait vu quelquefois Khatj-le-Chien et Woundou-le-Chat, broutant quelque tache d’herbe rase ; qui voyait Nièye-l’Eléphant tondre lourdement en un clin d’œil d’immenses étendues de prairie ; qui entendait et voyait sortant de l’eau (mare, marigot ou rivière) Lëbër-l’Hippopotame, le cuir ruisselant sous les rayons de la Lune, toujours grognon et renifleur, dévaster et engloutir, sans ruminer, tout le pacage riverain ; Bouki s’était dit que tout compte fait, le pâturage qui couvrait montagnes et collines, berges des eaux vives, rives des eaux mourantes et bords des eaux mortes ; l’herbe qui s’étendait jusqu’aux franges du Ciel sur toutes les plaines et tapissait les sous-bois, cette immense pâture ne devaient pas être faits par le Bon Dieu uniquement pour Yeuk-le-Taureau et les siens, vaches, bœufs, génisses, taures et veaux, ni seulement pour l’innocent Kharr-le-Mouton et sa famille, ni particulièrement pour Bèye-la-Chèvre pleurnicheuse et vagabonde, ni seulement pour la race trembleuse de M’Bile-la-Biche, Kéwel-la-Gazelle, Koba-l’Antilope.

S’étant dit que tout enfant du Bon Dieu avait le droit d’y porter les dents, Bouki-l’Hyène s’était décidée à manger de l’herbe.

Elle s’était couchée, ce soir-là, recrue de toute la fatigue de ses randonnées sans fruit pour pouvoir à la pointe de l’aube aller choisir sa pâture qu’elle ne voulait pas, se disait-elle, goûter à l’aveuglette comme ce lourdaud de Lëbër-l’Hippopotame, la nuit, même de pleine lune.

Elle voyait, sans savoir ni se demander pourquoi, les vrais mangeurs d’herbe, ceux qui portaient cornes, ne toucher ni des dents, ni de la langue, la moindre touffe, qu’une fois que le Soleil était sorti et loin de sa couche.

Quittant sa demeure à l’aurore, Bouki-l’Hyène suivait la maigre sente, cherchant de l’herbe ni trop haute, ni trop rase, ni trop humide non plus comme celle qui bordait son étroit chemin depuis le seuil de sa maison.

Reniflant le sable mouillé dans l’espoir sans doute d’un bout de viande qui n’avait existé que dans ses rêves enfuis au premier chant du coq, elle fut arrêtée par des ombres que les premiers rayons du Soleil étalaient jusque sous ses pas hésitants.

Bouki-l’Hyène leva son nez fureteur et fouineur presque entre des pattes longues et raides, plantées en terre par des onglons acérés. Elle s’arrêta net devant Yeuk-le-Taureau, Koba-l’Antilope et de N’Khaf-le-Bélier qui semblaient tenir un conseil matinal et dont les pointes des cornes qui touchaient presque son nez, rougeoyaient aux premières lueurs du jour comme des dagues allant des braises à l’enclume de Teugg-le-Forgeron.

— Djama ghène fanané ? (Avez-vous passé la nuit en paix ?) C’était bien Bouki-l’Hyène qui disait bonjour, qui saluait la première, pour la première fois de sa vie sans doute.

— Djama reck ! (En paix seulement !) répondirent Taureau, Antilope et Bélier, d’une voix très peu amène, semblait-il à Bouki-l’Hyène ; plutôt menaçante même, pensait-elle, mais dont l’enrouement était simplement dû à l’air frais et humide du matin et non à une colère que rien ne justifiait apparemment, et encore moins à une frayeur que ne manifestait aucun de ceux-là qui lui barraient le chemin, lui cachaient le Soleil Levant, et qui ne lui présentaient cependant ni flanc ni fesses mais des fronts hauts et fortement encornés.

L’abondance, qui avait comblé tous les replis de leur peau, paraissait avoir également éclairci le cerveau habituellement trouble de Yeuk-le-Taureau, chassé la peur qui coulait nuit et jour dans le sang de Koba-l’Antilope et réglé le cœur constamment affolé de N’Khaf-le-Bélier.

— C’est une chance pour moi de vous avoir rencontrés sur mon chemin de si bon matin, avança Bouki-l’Hyène, car vous devez être les meilleurs connaisseurs en la matière et vous pouvez me donner le meilleur des conseils. Je cherche de la bonne, très bonne herbe.

— De l’herbe ? demanda Yeuk-le-Taureau.

— De la bonne herbe ? s’informa Koba-l’Antilope.

— De la très bonne herbe ? s’enquit N’Khaf-le-Bélier.

Et tous trois de s’étonner :

— Et pour quoi faire, Mame (Grand-Mère) Bouki ?

— Pour en manger comme tout le monde, renseigna Bouki-l’Hyène.

— Nous craignons qu’il ne soit trop tard pour toi Mame Bouki de consentir enfin à vouloir goûter herbe du Bon Dieu. Car il a été décidé depuis cette nuit que seules mangeront de cette herbe, serait-elle inépuisable comme elle paraît, seules en mangeront les bêtes à cornes.

— Comment ? Pourquoi ? s’ahurit Bouki-l’Hyène. Khatj-le-Chien et Woundou-le-Chat en broutent bien de cette herbe ?

— Sans doute, fit N’Khaf-le-Bélier qui savait beaucoup de choses depuis que son Marabout lui avait attaché au cou les deux pendeloques qui lui servaient d’amulettes. Sans doute, mais pour Khatj-le-Chien et pour Woundou-le-Chat, l’herbe n’est qu’un médicament qui leur a été indiqué de tous temps pour dégager leur ventre et alléger leur sang.

— Lëbër-l’Hippopotame ravage bien les bords de la mare et croyant peut-être n’être vu que de Vère-la-Lune dévore et engloutit à lui tout seul plus que tous les vôtres réunis.

— C’est certain, reconnut Yeuk-le-Taureau, mais Lëbër-l’Hippopotame a des cornes toutes petites bien sûr pour son immense corps rugueux. Il se peut qu’avec tes tout petits yeux tu ne les voies pas même les nuits de pleine lune, Mame Bouki. Mais M’Bés-le-Rhinocéros, le cousin de Lëbër-l’Hippopotame, en porte assez pour la famille puisqu’il a deux cornes bien en évidence sur son nez renfrogné.

— Nièye-l’Eléphant rase bien des étendues et des étendues d’herbage, insista Bouki-l’Hyène.

— Te comparerais-tu à Nièye, Mame Bouki ? interrogea Koba-l’Antilope.

— Certainement pas, nasilla Bouki, mais pas plus que moi Nièye ne porte de cornes.

— Nièye est assez malin et suffisamment puissant pour remettre, le jour qu’il le voudra, ses défenses au-dessus de son front et de ses larges oreilles pour s’en faire des cornes. Il peut donc se servir tant qu’il lui plaira.

— Gueulèm-le-Chameau dont la tête aussi laide sinon plus laide que celles de toutes les Hyènes de ce pays, est bien sans cornes, Gueulèm ramasse avec sa lippe plus d’herbe qu’il n’en pourrait jamais porter de sa vie.

— Gueulèm-le-Chameau a bien des cornes, Mame Bouki, mais il les cache dans sa bosse, lui apprit Koba-l’Antilope qui était de taille à savoir ce que Gueulèm-le-Chameau portait réellement sur son dos.

L’ombre de ses interlocuteurs s’était effacée autour de Bouki-l’Hyène mais son nez était toujours, lui semblait-il, à portée de leurs six cornes.

Elle fit trois pas en arrière, tourna sur ses fesses basses qui rasaient le sable maintenant sec du sentier…

Et Bouki-l’Hyène s’en fut à la recherche de cornes.

Bouki-l’Hyène n’a jamais été réputée de bonne mémoire, cependant elle s’était souvenu, aux répits et repos d’une longue trotte sous le Soleil qui ardait dur et dru, avoir appris en ses jeunes années, que du temps où le Bon Dieu était moins généreux pour les bêtes à cornes, il fut des lunes et des lunes où la disette et la maladie avaient fait des parages du Grand Fleuve devenu lui-même tout maigre, de véritables charniers où la charogne était si abondante que la plus goulue des familles Hyènes en eût attrapé une indigestion durant sept fois sept lunes. Des carcasses dédaignées ou à peine récurées par ceux de son clan, par les parents de Thann-le-Charognard et par les enfants de Magnan-la-Fourmi Rouge, le Soleil, le vent et la Pluie n’avaient sans doute rien laissé qui ne fut maintenant recouvert par l’herbe, la boue ou l’eau.

Et Bouki-l’Hyène prit le chemin du Nord et partit vers le Grand Fleuve.

Mais c’est au sommet d’une termitière qu’elle trouva à la fin du jour ce qu’elle cherchait depuis la prière de Yor-Yor, deux cornes fichées dans l’argile du monticule certainement par quelque Féticheur.

Bouki s’empara des cornes et s’en fut vers la demeure de Teugg-le-Forgeron.

Teugg-le-Forgeron ni les siens ne s’étonnent de grand-chose, car ils en savent assez, même trop sur les choses, les bêtes et les gens. Cependant celui-ci fut tout ébahi à la requête de sa nocturne visiteuse qu’il n’appelait que par son nom de famille, leurs ancêtres ayant été du même clan.

— Des cornes sur ta tête ? Mais N’Djour que cela signifie-t-il ? Personne n’a jamais vu ni entendu pareille chose !

— Teugg mon cousin, mêle-toi de tes affaires. Suppose que je sois une Hyène d’une nouvelle espèce et fais ton travail Plante-moi ces cornes au front. J’en ai absolument besoin.

— Te planter ces cornes au front ? avec quoi, N’Djour ?

— Avec des pointes sans doute.

— J’ai épuisé ma réserve de pointes.

— Fais-en d’autres. Douze suffiront sans doute.

— Douze pointes sur ton front ; suffoqua Teugg-le-Forgeron.

— Il faut bien qu’elles tiennent ces cornes !

— Le petit dort, je ne vais pas le réveiller pour…

— J’ai attisé le feu d’une forge bien avant la naissance de ton fils, coupa Bouki-l’Hyène qui se mit au soufflet dont elle gonflait alternativement les deux outres.

Teugg jeta au feu des bouts de fer qu’il retira et forgea sur l’enclume des pointes qu’il plongea dans l’eau de sa calebasse en bois de caïlcédrat.

Bouki-l’Hyène abandonna les outres du soufflet et présenta son front aux pointes et au marteau de Teugg-le-Forgeron qui lui planta ses deux cornes.

Et dans la nuit Bouki-l’Hyène reprit le chemin de sa demeure où elle n’eut même pas le temps de souffler car le coq chantait quand elle y arriva. Elle ressortit et s’en fut sur la sente qui menait au lieu où se rassemblaient tous les mangeurs d’herbe.

— Li lane la, vaye ? (Qu’est ceci, donc ?)

— Mo ! Ki kane la ? (Oh ! qui est-ce ?)

Chacun de s’étonner, de s’ahurir, à l’apparition de Bouki-l’Hyène porteuse de cornes. Et tous de s’informer :

— Ki kana vaye ? (Qui est celui-ci donc ?)

— Mo ! Li lane la ? (Oh ! qu’est-ce que c’est que ça ?)

— Je suis une Hyène d’une nouvelle espèce, expliqua aux plus proches Bouki-l’Hyène qui demanda à son tour ce que l’on attendait pour aller déjeuner.

On lui apprit, ce que seuls savaient les vrais mangeurs d’herbe, qu’il fallait sous peine de se voir transformer en une outre d’air, attendre que le Soleil ait bu toute la rosée où tremblait le moindre brin l’herbe, avant de porter lèvres, dents ou langue à la pâture.

Et tout le monde attendait.

Le Soleil sortit de sa couche et entama la part montante et pénible de son double chemin du jour. Mais il s’arrêta et fixa la tête de Bouki-l’Hyène. Du moins celle-ci le croyait-elle, car tous les rayons envoyés du ciel piquaient maintenant sur les douze pointes de Teugg-le-Forgeron qu’ils enfonçaient, achevant le travail du marteau de Teugg-le-Forgeron.

Bouki-l’Hyène s’approcha de Kéwel-la-Gazelle :

— Kéwel, tu n’as pas des vertiges, toi ?

— Non, pas du tout, répondit Kéwel-la-Gazelle qui esquissait un bond de frayeur plein de grâce cependant.

— Eh bien, moi non plus je n’ai pas des vertiges ! affirma Bouki-l’Hyène qui s’écarta de sa voisine en titubant légèrement.

Les rayons du Soleil pesaient sur les pointes de Teugg-le-Forgeron ; les pointes pesaient sur les cornes ; les cornes pesaient sur le front de Bouki-l’Hyène qui s’approchait de Yeuk-le-Taureau et de Koba-l’Antilope, qu’elle n’avait pas l’air de bien distinguer l’un de l’autre d’ailleurs.

— Vous n’avez pas le monde entier sur la tête, vous ? demanda-t-elle entre deux soupirs.

Quel monde ? interrogea Yeuk-le-Taureau étonné.

— Pas du tout ! assura Koba-l’Antilope.

— Eh bien ! Moi non plus je n’ai pas le monde entier sur la tête ! nasilla Bouki-l’Hyène.

Mais quand Yeuk-le-Taureau donna le signal du départ et ordonna :

— Allons manger !

L’Hyène cornue ne fit pas plus de trois pas.

Les cornes arrachées du sommet de la termitière et plantées sur son front avec les douze pointes de Teugg-le-Forgeron entraînèrent tête, échine et fesses que ne pouvaient plus porter ses pattes amollies par sa lointaine randonnée et sa longue veille.

Elle s’affala le crâne bouillant.

Et Bouki-l’Hyène n’a jamais mangé d’herbe.

Archives par mois