Bouki et son œuf – Birago Diop
Leuck-le-Lièvre avait quitté à regret son gîte où il faisait encore bien meilleur qu’au dehors et il trouvait que le soleil avait mis beaucoup de temps à sortir lui de sa demeure et surtout à ne renvoyer sur la Savane comme messagers que des rayons froids qui brillaient certes mais n’arrivaient pas à réchauffer suffisamment la sente dénudée sans doute mais encore trop mouillée à son gré qu’il suivait sautillant et bondissant trempé jusqu’au sous-poil par la rosée que les herbes avaient déversée sur son dos et sur ses longues oreilles dès le seuil de sa porte.
Il venait juste de se blottir enfin dans un creux de sable qui lui avait paru moins humide que le reste du chemin, quand une ombre couvrit son nid de fortune et qu’une voix nasillarde et bien connue, hélas ! l’en débusqua :
— Djam n’ga faname oncle Leuck ? (As-tu passé la Nuit en paix, oncle Leuck ?)
C’était Bouki-l’Hyène qui débouchait d’un buisson et qui semblait, pour une fois, vouloir devancer quelqu’un en politesse, en saluant la première.
Mais l’effort avait été sans doute démesuré car absolument contraire à sa nature et elle ne laissa même pas le temps à l’interpellé de répondre à son salut matinal par un Djam reck ! (la paix seulement) attendu de quiconque sait un peu vivre : valide, grabataire ou même moribond.
Elle interrogea de sa voix enrouée où perçait sensible, fort sensible pour les longues et fines oreilles de Leuck-le-Lièvre, une légère menace :
— Pourquoi te sauves-tu à mon approche ?
— Me sauver devant toi ? Pourquoi te fuirai-je, Bouki ?
Leuck savait mieux que personne les dix et sept raisons qu’il aurait eues, qu’avaient eues tous les siens d’éviter partout et à chaque instant la compagnie de Bouki-l’Hyène. Mais par la faute de ce soleil encore froid, de ces herbes encore mouillées qui engourdissaient encore ses pattes, les dents de Bouki-l’Hyène se trouvaient un peu trop près de son râble, estimait-il. Ce fut donc plus que poliment qu’il s’enquit à nouveau, mais appelant cette fois Bouki-l’Hyène par son nom de famille :
— Et pourquoi te fuirai-je, N’Djour ? et s’empressa d’expliquer :
— Je sortais simplement de ce trou où il fait encore plus frais que sur les bords du sentier.
— Ah ! bon ! nasilla Bouki-l’Hyène. Il faisait encore plus humide au milieu du bois d’où j’arrive et le froid de la nuit a encore aggravé mon rhume. J’ai entendu dire que le lait du matin éclaircissait la voix.
Il y a là, à côté, Nagg-la-Vache avec des pis plus gonflés que des outres. Elle a dû perdre dans la nuit veau et berger. Va lui tenir compagnie un moment avant le retour de son maître ou de son petit. Je lui téterai juste une lampée en arrivant par derrière.
Leuck-le-Lièvre savait bien à qui il avait affaire. Il n’ignorait pas qu’incapable de varier ni dans ses désirs ni dans ses intentions — ce qui la menait souvent à sa perte — Bouki-l’Hyène serait encore là au crépuscule à lui demander toujours la même chose qu’au soleil levant. Il s’en fut donc vers Nagg-la-Vache qui, bien que n’ayant jamais appris grand-chose ni à la maison ni à l’école, savait quand même que la pâture trop mouillée ne valait rien à la panse des siens, et commençait seulement à étêter quelques touffes d’herbes que les faibles rayons du soleil et le vent levant séchaient enfin.
— Bonjour, Nagg ! Il y a déjà un moment que je t’ai aperçue, mais
toute cette herbe mouillée m’avait empêché de venir jusqu’à toi…
À la place d’un Djam reck amène et avenant comme Leuck-le-Lièvre à bon droit s’y attendait en réponse à son salut bien poli, ce fut un meuglement lugubre, un cri de douleur qui lui parvint et fit dresser non seulement ses poils non encore tout à fait secs, mais encore ses longues oreilles.
Nagg-la-Vache s’était affalée par terre et sur elle Bouki-l’Hyène qui venait de l’étrangler.
Leuck-le-Lièvre que peu de choses étonnaient de la part de Bouki-l’Hyène regarda simplement celle-ci puis Nagg-la-Vache qui finissait d’expirer, et s’inquiéta :
— Mais nous n’aurons plus de lait !
— Du lait ? je me moque bien du lait ! Me prends-tu pour un nourrisson ? Mais regarde toute cette viande, tous ces os ! C’est plus qu’une aubaine, c’est de la bouillie du Bon Dieu ! Allons aide-moi à dépecer cette imprudente pour la transporter plus facilement. Je connais Malal-Poulo son berger et je ne tiens pas à me trouver sur son chemin aujourd’hui avec son bien, même et surtout à l’état de cadavre.
Leuck était bien obligé d’aider au dépeçage de la victime de son indésirable, dangereuse et compromettante compagne. Mais le Soleil se décidait enfin à arder et les multiples bruits de la savane, les moins matineux mêmes, maintenant bien éveillés, s’étiraient au loin, bâillaient après un long et bon sommeil. Et il fallait un prétexte pour s’écarter au plus tôt de ces parages qui allaient sous peu devenir moins tranquilles sans aucun doute.
— Je vais te chercher du bois mort, proposa-t-il à Bouki.
— La chair crue a bien meilleur goût, estima Bouki-l’Hyène.
— Chez nous on préfère la viande cuite, grillée ou même bouillie, affirma Leuck-le-Lièvre.
— Comme il te plaira. Mais c’est moi qui vais chercher du bois mort, décida Bouki-l’Hyène qui craignait que son petit compagnon n’allât ameuter et ramener autour de sa vache tout le peuple de la brousse.
Et elle s’en fut en quête de bois mort.
Leuck-le-Lièvre trouvait bien et pour cause, que la matinée avait été déjà bien remplie, et pensait toujours à détaler. Mais des leçons que recevaient les levrauts dès leur tendre enfance et avant leur sortie de case, les premières avaient toujours été de ne jamais manquer le moindre tour que l’on pouvait jouer à Bouki-l’Hyène pour la peur que celle-ci faisait couler dans le sang de la race des Lièvres et que chaque génération suçait avec ses paupières tétées.
Leuck secoua fortement la tête et le clap-clap de ses longues oreilles le débarrassa pour un temps de la peur qui ne l’avait pas quitté depuis le creux du sentier et depuis il ne savait plus combien de temps. Il fit un bond de côté, tourna la tête à droite, puis à gauche, et pour dégourdir ses jambes qui s’étaient un peu ankylosées fit un petit trot vers un baobab dont l’ombre s’approchait des tas de viande et d’os de la vache de Bouki-l’Hyène. Il en faisait le tour quand il s’arrêta, museau levé, fronçant son bout de nez. Il venait d’apercevoir un trou au tronc de l’arbre. Et comme il n’est de baobab dont le tronc ne soit creux…
Leuck-le-Lièvre traîna jusqu’au baobab et jeta dans le tronc creux la vache de Bouki, morceau par morceau, viande et os, pattes et peaux, tripes et boyaux, excepté la tête qu’il enfouit en terre jusqu’aux cornes, puis entra lui-même dans l’arbre comme la dépouille mortelle d’un griot du temps jadis.
— Leuck ! Ô ! Leuck ! Où es-tu, enfant de malheur ? Qu’as-tu fait de ma vache dont ces impudentes mouches se partagent le sang, avec la Terre cette gloutonne ?
Bouki-l’Hyène était revenue avec un fagot de bois mort qui lui écrasait l’échine et infléchissait ses fesses déjà bien basses.
— Nous sommes ici, la vache et moi ! fit une voix sourde comme le roulement étouffé d’un tam-tam de guerre.
— Où ici ? s’informa Bouki-l’Hyène tournant le nez à droite puis à gauche.
— Ici sous la terre qui s’est ouverte après ton départ et nous a engloutis ta vache et moi. Je ne vois plus que le bout de son mufle car je suis encore accroché, heureusement pour moi, à ses naseaux. Ce sont ses cornes qui nous retiennent encore certainement la tête et moi au-dessus de ce trou noir et insondable.
La voix roulait comme le tonnerre et entourait Bouki-l’Hyène qui ne savait de quel côté elle lui venait. Tournant autour de ses fesses basses après s’être débarrassée de sa charge de bois mort, elle aperçut les cornes de sa vache fichée en terre ; se précipita, tira sur les cornes et la tête la suivit dans la chute qu’elle fit sur son derrière.
— Hum ! fit-elle du nez en se relevant. La terre a de bien bonnes dents et un bien gros ventre à ce que je vois. Leuck ! Ô ! Leuck ! Où es-tu enfant de malheur ?
— Ici… i… i… !
…
Bâ-Nyoli-l’Autruche qui passait et dont la petite tête bourdonnait à l’immense voix, entendant les cris de Bouki-l’Hyène vint s’informer, battant toujours des ailes qui ne lui servaient jamais à voler et dansant toujours comme un champion de lutte vieilli.
Bouki-l’Hyène lui apprit qu’elle avait perdu son petit compagnon Leuck-le-Lièvre.
— Leuck ! Ô ! Leuck, où es-tu ?
— Ici… i… i ! ! !
— Il est peut-être dans les branches fit Bâ-Nyoli-l’Autruche en levant sa petite tête.
— Non ! fit Bouki-l’Hyène, la voix vient de dessous terre. Leuck ! Ô ! Leuck, où es-tu ?
— Ici… i… i ! ! !
Bâ-Nyoli-l’Autruche tourna en dansant autour du baobab, vit le trou du tronc et y passa sa petite tête.
— Il est au fond de l’arbre, affirma-t-elle en revenant vers Bouki-l’Hyène.
— Est-ce que ma vache y est aussi ?
— Quelle vache ?
— Ça ne te regarde pas. Dis-moi simplement si Leuck est avec une vache dans l’arbre.
— Attends que je passe bien la tête pour voir.
Et Bâ-Nyoli passa non seulement sa petite tête par le trou du tronc du baobab mais une bonne longueur de son immense cou déplumé et aussi rouge que le derrière de Golo-le-Singe.
Mais Leuck-le-Lièvre qui l’avait entendu offrir ses services à Bouki-l’Hyène avait déjà arraché une longue fibre du ventre du baobab et en avait fait un solide nœud coulant qu’il passa par-dessus la tête de Bâ-Nyoli et autour de son cou et qu’il se mit à serrer.
— Vouye Yaye o ! — Ô ! ma mère ! gémit Bâ-Nyoli. Tu m’étrangles, Leuck ! Arrête. Je t’en supplie, tu vas me faire pondre… et… mon… œuf… va… se… casser ! Arrête ! Ça y est… Je l’ai pondu ! Comment est-il, Bouki ? Il n’est pas cassé au moins ?
— Bien sûr qu’il est cassé et bien cassé ! affirma Bouki-l’Hyène qui s’était précipitée, lapait goulument l’œuf que Bâ-Nyoli venait de laisser choir, blanc et jaune, et récurait déjà l’épaisse coquille. Il est cassé mais il n’a pas été perdu, console-toi. Et je voudrais manger souvent d’une aussi bonne chose, ma foi.
Leuck-le-Lièvre avait entendu Bouki-l’Hyène se pourlécher les babines. Libérant sa prisonnière il renseigna Bouki-l’Hyène.
— Mais Bouki N’Djour, tu es plus sotte que permis, en vérité. Tes œufs sont bien meilleurs et de meilleur goût que les œufs de Bâ-Nyoli. Il est vrai que c’est toujours la même chose, la cuisine paraît toujours plus savoureuse chez la voisine.
— Comment mes œufs ? Je ponds des œufs moi aussi ? s’ahurit Bouki-l’Hyène.
— Mais comme tout le monde, mon amie. Comme tout le monde. Comme Ganar-la-Poule, comme M’Bott-le-Crapaud, comme Djanne-le-Serpent, comme Djène-le-Poisson. Tu ponds des œufs comme tout le monde. Et tu ne vas pas me dire que tu l’ignores, non !
— Je t’assure, oncle Leuck, que je ne le savais pas.
— Rien ne m’étonne de toi, remarque. Tu ne regardes jamais derrière toi. Tu fouilles, tu fouines, tu furètes, tu fourres ton nez partout sauf là où il faut, et ton odorat est émoussé depuis longtemps.
— Tu en as mangé de mes œufs, toi ?
— Bien sûr que j’en ai mangé, de tes œufs !
— Et j’en ponds souvent ?
— Aussi souvent que les autres et peut-être même davantage, certifia Leuck-le-Lièvre.
— Et que deviennent mes œufs ? s’enquit encore Bouki-l’Hyène.
— Ce qu’est devenu l’œuf que vient de pondre Bâ-Nyoli. Il passe toujours derrière toi un amateur pour gober l’œuf qui traîne sur son chemin. Surtout que les œufs d’hyène font le régal de tout le monde. J’en sais quelque chose, moi. Et personne ne peut d’ailleurs comprendre que tu préfères la charogne, et tout le monde pense que c’est du vice de ta part.
— Mes œufs sont-ils aussi savoureux que celui de Bâ-Nyoli ? s’informa encore Bouki-l’Hyène.
— Je te l’ai déjà dit, ce n’est pas comparable !
Bouki-l’Hyène, déjà plus que convaincue, interrogea quand même Bâ-Nyoli-l’Autruche dont le peu de savoir et la piètre intelligence lui étaient cependant déjà connus.
— Tu en as vu, toi, de mes œufs ?
Bâ-Nyoli ne voulut pas paraître plus bête qu’un autre. Et puisque Leuck-le-Lièvre qui sait tout affirmait que tout le monde savait que Bouki-l’Hyène faisait des œufs, elle confirma :
— Bien sûr que j’en ai vu !
— Quel malheur que je sois seule à n’y avoir jamais goûté, se lamenta Bouki-l’Hyène.
— Ça bien sûr ! convint, compatissant, Leuck-le-Lièvre. Mais il ne tient qu’à toi d’en déguster tout de suite. Prends la place que vient de quitter Bâ-Nyoli et passe la tête par le trou du tronc du baobab. Je te serrerai un peu le cou et tu verras. Nous recommencerons tant qu’il te plaira d’avoir des œufs. Mais à la condition que tu promettes de me laisser sortir du ventre de l’arbre quand tu auras fini de pondre.
— Je te le promets.
Et Bouki-l’Hyène passa par le trou du tronc le nez, les oreilles, la tête et le cou.
Leuck-le-Lièvre avait préparé depuis longtemps, avec des fibres qu’il avait tressées tout en parlant, un nœud coulant plus grand et beaucoup plus solide que celui avec lequel il avait légèrement serré le long cou déplumé de cette idiote de Bâ-Nyoli-l’Autruche.
Il passa le nœud coulant par-dessus la gueule puante, les oreilles pointues et la tête massive de Bouki-l’Hyène, et le serra à en perdre haleine autour du cou qui bouchait tout le trou du tronc du baobab.
Bouki n’a jamais pondu.
Et les Hyènes ne pondront jamais !