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Bouki et ses tablettes – Birago Diop

Bouki et ses tablettes – Birago Diop

La tablette abécédaire de M’Bam-l’Âne n’avait jamais été longue et l’encre de son rudiment n’avait jamais bien séché.

Cela M’Bam-l’Âne mieux que quiconque le savait, l’avait toujours su, et le déplorant quelquefois, en prit pris depuis longtemps ou semblait en avoir pris son parti sagement.

Il savait aussi que là-bas sur les bords du Grand Fleuve d’où étaient venus tous les maîtres qui avaient enseigné et enseignaient toujours le Coran aux grands et aux petits du pays, ses parents lointains n’étaient pas non plus réputés de grand savoir que les moins brillants des sujets chez les Toucouleurs même s’ils étaient d’une autre race que la sienne se voyaient porteurs du nom de ses cousins étaient appelés Maba-Dara, Ânes-de-l’Ecole.

Si M’Bam-l’Âne n’avait jamais pu lire, s’il n’avait pu apprendre beaucoup, il avait retenu et retenait très bien le peu qu’il avait appris.

Tout d’abord il avait appris chez lui que si ceux de sa famille avaient été dotés d’oreilles de la taille de celles que chacun y portait, c’était pour bien entendre et mieux s’entendre même au milieu des plus assourdissants braiments.

Il avait appris que ce qui entrait par l’oreille restait plus sûrement dans la tête et dans la mémoire que ce que l’œil regardait ou croyait voir et qui souvent n’était que leurre.

Chez M’Bam-l’Âne l’on allait jusqu’à prétendre que seuls les paresseux de l’esprit, les pauvres en cerveau confiaient à ce qui était écrit la garde de ce que leur mémoire devait seule trier, vanner, tamiser et conserver comme une bonne ménagère.

Si son braiment enroué, qui provoquait dans les demeures où il pénétrait à l’aube, des réveils brusques et désagréables, ne lui avait jamais permis une quête matinale fructueuse pour sa pitance de la journée, mais par contre lui avait toujours attiré remontrances, rebuffades et même souvent quelques coups, M’Bam-l’Âne écolier s’était toujours distingué par la qualité et la quantité des fagots de bois mort qu’il avait toujours su, même en pleine saison des pluies et sous les averses les plus drues, ramasser, confectionner et rapporter chez Serigne Thierno Torodo le Marabout son maître, pour les cours du soir et la cuisine des femmes de Serigne Thierno Torodo le Marabout toucouleur.

Si les parents de M’Bam-l’Âne étaient fiers des fagots de bois mort que l’écolier rapportait pour éclairer et réchauffer les cours du soir et pour alimenter le feu des cuisines des femmes de son maître, c’est parce que chez eux l’on avait en mémoire un peu l’histoire du Cayor et du Baol et que l’on y apprenait parmi les hauts faits des princes et des rois, la conversion du dernier roi, Lat Dior, qui avait poussé l’humilité jusqu’à ne plus se faire appeler que Silmakha-l’Aveugle Diop et qui partit un jour comme un simple talibé avec ceux de sa cour mendier à Rufisque, au Puits-de-la-Mer.

Comme des talibés, Damel Lat Diop Silmakha Diop et sa suite avaient ramassé du bois mort en traversant les forêts du Diander. Ceux du guet et les vigies du Village des pêcheurs avaient vu venir vers eux, à la place de guerriers menaçants, des hommes suants et rouges de poussière portant leurs fagots à bout de bras, sous l’aisselle, sur l’épaule, sur la tête. L’accueil que leur firent notables et pêcheurs rentrés de la mer avait été pourtant encore empreint d’un respect et d’une déférence que le Roi converti était empressé de dissiper :

— Damel-Roi, Diop ! Soyez les bienvenus, toi et suite ! saluaient les gens de Rufisque.

— Silmakha Diop ! seulement ! rectifiait l’hôte royal ; Silmakha seulement et mendiant, ô ! parents, Assalamou Aley Koum !

Et les fagots de bois mort avaient été déposés derrière les compagnons du Roi converti qui prirent modestement les derniers rangs des fidèles à la prière de l’Izan.

Oraisons dites, génuflexions faites et litanies psalmodiées dans la pénombre du crépuscule et dans la fraicheur qui soufflait de la mer, les compagnons du Roi converti s’étaient brusquement redressés, ils avaient sauté sur leurs fagots de bois mort qu’ils défirent, non pour nourrir les feux qui s’allumaient dans les cours et dans les cases, mais pour en retirer leurs fusils qu’ils y avaient cachés et qui commençaient à éternuer leur poudre et à cracher bruyamment leurs balles.

— Parents de Rufisque, expliquait le Roi converti, Silmakha Diop est venu jusqu’à vous pour mendier ! Donnez l’aumône et le viatique ! Il se fait tard et il nous faut repartir.

Et à la lueur des torches de bois mort, de grands pagnes étendus sur le sable reçurent l’aumône et le viatique pour le Roi mendiant : or, argent, bijoux, pagnes et boubous.

Chez M’Bam-l’Âne écolier l’on respectait donc, l’on admirait même la mendicité parce que l’on n’y avait pas encore trouvé la bonne méthode pour demander l’aumône et l’on y croyait connaître les vertus d’un fagot de bois mort. C’est pourquoi M’Bam-l’Âne continua d’aller chez Serigne Thierno Torodo le maître d’école toucouleur jusque tard dans sa troisième jeunesse, mendiant sa pitance quotidienne avec plus ou moins de succès le matin et rapportant des fagots de bois mort le soir.

Sa famille n’éprouva jamais le besoin de chercher des prétextes pour retirer leur enfant de l’école de Serigne Thierno Torodo le Marabout toucouleur ainsi que l’avaient fait les parents de Bouki-l’Hyène.

Car Bouki-l’Hyène aussi avait été à l’école coranique, chez Serigne Thierno Torodo le Marabout toucouleur. Mais sa famille avait rapidement estimé que les fagots de bois mort qu’il lui fallait rapporter comme tous les autres élèves pour les cours du soir et pour la cuisine des femmes du Maître, pesaient trop lourds sur son échine, fléchissaient ses reins et lui abaissaient les fesses.

La famille de Bouki-l’Hyène avait jugé surtout que l’arabe du Maître toucouleur, l’arabe enseigné dans son école comme dans toutes les écoles du pays tenues uniquement par des maîtres venus du Fouta, était plus parlé avec la gorge, la langue et les dents qu’avec le nez. Non seulement il ne devait pas être le vrai arabe de La Mecque et de Médine, ni l’arabe de Kairouan et de Fès, ni même l’arabe de Chinguetti et de Boutilimit, mais, surtout, il ne convenait pas à la diction héréditaire et nasillée de ceux du Clan des Hyènes.

Comme il n’est d’eau fraîche, claire, limpide et bonne que puisée à la source, les parents de Bouki-l’Hyène avaient décidé d’envoyer leur enfant là-bas au Nord du Grand Fleuve auprès d’un marabout maure, Cheik Mohammed Beidane.

Les fagots de bois mort que ses élèves rapportaient .au maître d’école maure n’étaient ni lourds ni fournis car il n’y avait ni forêts ni arbres ni souches dans le pays des sables. Epais ou pesants ils n’eussent d’ailleurs sans doute pas servi souvent à grand-chose, car Cheik Mohammed Beidane n’ayant pas de femme, le gros des ustensiles de cuisine dont se servait M’Barik son jeune esclave pourogne près de sa tente se réduisait en une bouilloire et une théière. Les journées étant lus que longues sur ces terres sans ombre pour suffire grandement à l’instruction, de l’avis du maître et à la satisfaction des élèves, il n’y avait pas chez Cheik Mohammed Beidane de cours du soir. Il fallait cependant y faire du thé presqu’à longueur de jour et de nuit, et les disciples devaient trouver les brindilles, les bûchettes et surtout les crottes de chameau nécessaires pour allumer et surtout pour entretenir du feu.

C’est pour cela que Bouki-l’Hyène dès son arrivée chez le maître d’école maure avait lié parti avec Thile-le-Chacal, enfant du pays des sables, dont les parents connaissaient depuis toujours les pâturages desséchés et les parcours abandonnés par les troupeaux et les caravanes où la récolte de combustible n’était sans doute pas trop malaisée.

Thile-le-Chacal trouvait pour sa part que cette quête au combustible, si elle pouvait servir de prétexte pour ne pas rester accroupi le jour durant devant la tente du maître d’école à brailler ou à murmurer versets et sourates en balançant son corps et sa tablette, n’était pas moins astreignante mais était moins agréable que les courses derrière les petits habitants des sables, ceux qui rampaient comme Bagg-le-Lézard et M’Beutt-l’Iguane, ceux qui volaient et voletaient comme Natt-la-Pintade et Thioker-la-Perdrix, ceux qui marchaient et couraient comme Kantioli-le-Rat, Djar-le-Rat Palmiste, Kah-la-Civette, Véhèn-le-Putois, Sikor-la-Genette et d’autres qui tous semblaient depuis toujours se moquer de la famille Thile.

Mais le plaisir, les distractions et même la chasse à la pitance et la maraude passent pour un écolier bon ou mauvais bien loin après les soucis et le bien-être du maître d’école. Et Thile-le-Chacal, comme tous les disciples de Cheik Mohammed Beidane, allait à la recherche de combustible pour le thé de leur marabout.

Et c’est ainsi qu’un jour, loin dans le Nord, en sa compagnie, Bouki-l’Hyène, enfant des terres du .Sud, presque de la forêt dont l’entrée a depuis toujours été interdite aux caravanes des Maures par les Mouches porteuses de sommeil, vit pour la première fois de sa vie Gueulèm-le-Chameau.

Le porteur de bosse avait une tête qui pouvait sans peine rivaliser en laideur avec celle de Mame-Bouki, la grand-mère de toutes les Hyènes. Cela Bouki-l’Hyène voulait le rapporter à la maison et au village le jour où, revenant au pays, comme tout bon étudiant qui fut au loin apprendre, il lui faudrait aux soirs de ses lavanes, émailler les versets du Coran et les sentences du récit de ses souvenirs et rimailler des fabulations de son cru autour des paroles sacrées.

Gueulèm-le-Chameau semblait d’âge à ne pas s’être garé, ni s’être laissé distancer malgré lui par sa caravane, ni abandonné par son troupeau. Peut-être était-il tout simplement d’humeur solitaire. Sa grosse lippe n’indiquait pas s’il était bien fâché ou s’il boudait tout bonnement.

Thile-le-Chacal ne l’approcha cependant que fort prudemment pour lui dire bonjour et s’enquérir de son nom de famille à la demande de Bouki-l’Hyène qui voulait encore mieux le saluer comme il était l’usage et coutume dans les pays du Sud où l’on était plus liant et plus affable que ceux du pays des sables.

— Mon nom est écrit sur les tablettes qui supportent mes jambes, dit Gueulèm-le-Chameau.

— Bouki, fit Thile-le-Chacal, toi qui sais mieux que nous tous ce que Cheik Mohammed trace sur nos tablettes, toi qui as aussi de si bons yeux, lis à haute voix, comme à l’école, ce qui est écrit sous une de ces tablettes bien épaisses.

Bouki-l’Hyène, toujours studieuse, avança son nez fureteur vers la patte arrière droite de Gueulèm-le-Chameau.

Elle n’a jamais rien lu sur aucune des tablettes du Porteur-de-bosse, car une ruade bien ajustée lui décrocha la mâchoire et l’envoya atterrir sur ses fesses basses loin derrière son compagnon.

Bouki n’a jamais plus lu sur aucune tablette.

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