Bois d’ébène – Jacques Roumain
Prélude
Si l’été est pluvieux et morne
si le ciel voile l’étang d’une paupière de nuage
si la palme se dénoue en haillons
si les arbres sont d’orgueil et noirs dans le vent et la brume
si le vent rabat vers la savane un lambeau de chant funèbre
si l’ombre s’accroupit autour du foyer éteint
si une voilure d’ailes sauvages emporte l’île vers les naufrages
si le crépuscule noie l’envol déchiré d’un dernier mouchoir
et si le cri blesse l’oiseau
tu partiras
abandonnant ton village
sa lagune et ses raisiniers amers
la trace de tes pas dans ses sables
le reflet d’un songe au fond d’un puits
et la vieille tour attachée au tournant du chemin
comme un chien fidèle au bout de sa laisse
et qui aboie dans le soir
un appel fêlé dans les herbages…
Nègre colporteur de révolte
tu connais les chemins du monde
depuis que tu fus vendu en Guinée
une lumière chavirée t’appelle
une pirogue livide
échouée dans la suie d’un ciel de faubourg
Cheminées d’usines
palmistes décapités d’un feuillage de fumée
délivrent une signature véhémente
La sirène ouvre ses vannes
du pressoir des fonderies coulent un vin de haine
une houle d’épaules l’écume des cris
et se répand dans les ruelles
et fermente en silence
dans les taudis cuves d’émeute
Voici pour ta voix un écho de chair et de sang
noir messager d’espoir
car tu connais tous les chants du monde
depuis ceux des chantiers immémoriaux du Nil
Tu te souviens de chaque mot le poids des pierres d’Egypte
et l’élan de ta misère a dressé les colonnes des temples
comme un sanglot de sève la tige des roseaux
Cortège titubant ivre de mirages
sur la piste des caravanes d’esclaves
élèvent
maigres branchages d’ombres enchaînés de soleil
des bras implorants vers nos dieux
Mandingue Arada Bambara Ibo
gémissant un chant qu’étranglaient les carcans
(et quand nous arrivâmes à la côte
Mandingue Bambara Ibo
quand nous arrivâmes à la côte
Bambara Ibo
il ne restait de nous
Bambara Ibo
qu’une poignée de grains épars
dans la main du semeur de la mort)
Ce même chant repris aujourd’hui au Congo
Mais quand donc ô mon peuple
les hivers en flamme dispersant un orage
d’oiseaux de cendre
reconnaîtrai-je la révolte de tes mains ?
Et que j’écoutai aux Antilles
car ce chant de négresses
qui t’enseigna négresse ce chant d’immense peine
négresse des Îles négresse des plantations
cette plainte désolée
Comme dans la conque le souffle oppressé des mers
Mais je sais aussi un silence
un silence de vingt-cinq mille cadavres nègres
de vingt-cinq mille traverses de Bois- d’Ebène
Sur les rails du Congo – Océan
mais je sais
des suaires de silence aux branches des cyprès
des pétales de noirs caillots aux ronces
de ce bois où fut lynché mon frère de Géorgie
et berger d’Abyssinie
Quelle épouvante te fit berger d’Abyssinie
et masque de silence minéral
quelle rosée infâme de tes brebis un troupeau de marbre
dans les pâturages de la mort
Non il n’est pas de cangue ni de lierre pour l’étouffer
de geôle de tombeau pour l’enfermer
d’éloquence pour le travestir des verroteries du mensonge
le silence
plus déchirant qu’un simoun de sagaies
plus rugissant qu’un cyclone de fauves
et qui hurle
s’élève
appelle
vengeance et châtiment
un raz de marée de pus et de lave
sur la félonie du monde
et le tympan du ciel crevé sous le poing
de la justice
Afrique j’ai gardé ta mémoire Afrique
tu es en moi
Comme l’écharde dans la blessure
comme un fétiche tutélaire au centre du village
fais de moi la pierre de ta fronde
de ma bouche les lèvres de ta plaie
de mes genoux les colonnes brisées de ton abaissement…
Pourtant
je ne veux être que de votre race
ouvriers paysans de tous les pays
ce qui nous sépare
les climats l’étendue l’espace
les mers
un peu de mousse de voiliers dans un baquet d’indigo
une lessive de nuages séchant sur l’horizon
ici des chaumes un impur marigot
là des steppes tondues aux ciseaux du gel
des alpages
la rêverie d’une prairie bercée de peupliers
le collier d’une rivière à la gorge d’une colline
le pouls des fabriques martelant la fièvre des étés
d’autres plages d’autres jungles
l’assemblée des montagnes
habitée de la haute pensée des éperviers
d’autres villages
Est-ce tout cela climat étendue espace
qui crée le clan la tribu la nation
la peau la race et les dieux
notre dissemblance inexorable ?
Et la mine
et l’usine
les moissons arrachées à notre faim
notre commune indignité
notre servage sous tous les cieux invariable ?
Mineur des Asturies mineur nègre de Johannesburg métallo
de Krupp dur paysan de Castille vigneron de Sicile paria des Indes
(je franchis ton seuil – réprouvé
je prends ta main dans ma main – intouchable)
garde rouge de la Chine soviétique ouvrier allemand de la
prison de Moabit indio des Amériques
Nous rebâtirons
Copen
Palenque
et les Tiahuanacos socialistes
Ouvrier blanc de Détroit péon noir d’Alabama
peuple innombrable des galères capitalistes
le destin nous dresse épaule contre épaule
et reniant l’antique maléfice des tabous du sang
nous foulons les décombres de nos solitudes
Si le torrent est frontière
nous arracherons au ravin sa chevelure intarissable
si la sierra est frontière
nous briserons la mâchoire des volcans
affirmant les cordillères
et la plaine sera l’esplanade d’aurore
où rassembler nos forces écartelées
par la ruse de nos maîtres
Comme la contradiction des traits
se résout en l’harmonie du visage
nous proclamons l’unité de la souffrance
et de la révolte
de tous les peuples sur toute la surface de la terre
et nous brassons le mortier des temps fraternels
dans la poussière des idoles.