Aux sources du reggae – Denis Constant
(Extrait)
Préface
Au départ de cette tentative pour reconstituer l’histoire de la musique populaire jamaïcaine, pour retrouver les origines musicales du reggae et les dynamiques sociales qui ont stimulé sa naissance, il y eut simplement la nécessité de rendre compte, pour la revue Jazz Magazine de quelques disques nouvellement parus. L’arrivage de ces disques s’étant, sous l’effet de la mode, accéléré, la pile qu’ils formaient se trouva rapidement impressionnante et l’ensemble qu’ils désignaient ne pouvait plus faire uniquement l’objet de quelques notes d’écoute. Cette musique, ces paroles, ces chansons renvoyaient sans cesse à un univers mal connu qui éveillait pourtant des souvenirs glanés ailleurs, des images d’autres cieux — africains, antillais. Il fallait, pour aborder cet art populaire en voie de devenir un fleuron des circuits commerciaux de la diffusion musicale, faire le départ entre les pièges de la mémoire ou de l’émotion, les clichés et la réalité ; il fallait s’efforcer de mieux connaître la Jamaïque elle-même.
Et, la découverte prenant forme, les interrogations continuaient de se multiplier et de se diversifier. Se trouvaient notamment posées à propos du reggae des questions soulevées, rencontrées et pas toujours — loin de là — résolues à propos des musiques afro-nord-américaines (jazz, blues, gospel songs, soul music etc.). Quelles sont les composantes sociales ou socio-politiques de l’innovation musicale ? Y a-t-il dans le rapport qu’entretiennent un ensemble musical et une réalité, reproduction du schéma simpliste infrastructure/superstructure qui « permet », à partir d’une coïncidence historique, d’induire une relation causale où la cause est d’avance entendue ? De quels outils méthodologiques dispose l’analyste tenté de démêler l’écheveau où s’imbriquent les fils de la création musicale ?
Ce sont ces problèmes surtout qui ont conduit à la rédaction de ces pages. Non qu’elles prétendent, à partir du reggae et de la Jamaïque, leur apporter réponse. Mais plutôt parce qu’envisagés sous cet angle — le reggae, la Jamaïque — ils prenaient une forme, comme cristallisée ou condensée, qui pouvait permettre de préciser leur nature, de mieux cerner leur contenu et, peut-être, d’aller plus avant vers une théorie sociologique des faits musicaux.
Cet effort, même inaccompli, semble mettre en un relief particulier la dimension symbolique de la musique saisie en relation avec les structures sociales et leurs mutations. Elle se mesure dans le phénomène musical pris comme un tout — textes et musiques —
et, donc, dans le parallélisme, la convergence ou la différence, la divergence qui peuvent exister entre ces deux composants de la chanson. Le reggae la met particulièrement en valeur dans la mesure où il a pu prêter à manipulation symbolique, où l’on constate de ce fait que sa « densité symbolique », la clarté des codes symboliques qu’il véhicule et utilise à la fois, sont sans doute plus grandes que dans d’autres musiques. La musique populaire jamaïcaine de transmission commerciale (distinguée de la musique populaire de transmission orale) apparaît ainsi susceptible d’une analyse symbolique qui n’exclut pas d’autres types d’approche mais au contraire les complète.
Cette méthode d’analyse consiste d’abord à trouver dans le langage musical des « éléments » (des « signes ») ou des processus, des dynamiques dont il est possible d’établir qu’ils correspondent au niveau symbolique à des processus ou à des représentations
de processus sociaux. Elle s’appuie sur l’étude des croyances et des comportements collectifs pour placer la musique dans une dimension culturelle totale qui privilégie les associations nouées entre différents constituants de cette culture, et en particulier entre la musique et les autres constituants. Elle ouvre sur les domaines mal connus des inconscients collectifs, sur leur structuration et leurs modes d’expression en supposant que le langage musical, compte tenu de ses spécificités (transmettre des
affects et non des concepts), ne peut pas ne pas y intervenir.
Dans cette perspective, le symbole lui-même revêt un caractère éminemment complexe. C’est ce qu’entend Jean-Jacques Nattiez, reprenant Paul Ricoeur, lorsqu’il affirme que « le concept de symbole est associé à l’idée de polysémie, d’expressivité multiple, surtout lorsqu’il s’agit d’évoquer des sentiments ou des émotions ». Cette expressivité multiple doit être appréciée dans la dimension relationnelle qui est celle du symbole : la symbolisation crée une relation entre deux ou plusieurs objets, événements, phénomènes… en procédant par assimilation, imitation, analogie, emprunt, métaphore, condensation, etc. ; elle établit un lien affectif entre ce que représente le symbole, le vecteur du symbole, l’émetteur du symbole et le récepteur du symbole selon une sorte de carré dont les côtés se trouvent ainsi parcourus d’un mouvement permanent qui, à son tour, peut affecter sa propre architecture.
Toutefois, saisir prioritairement le symbole comme une relation, et comme relation multiple, n’a de sens que si, dans le même temps, cette relation est perçue comme transformante. Le symbole peut retenir une structure et inciter ainsi à l’interprétation analogique ; il peut simplement s’emparer d’un aspect, d’un fragment, citer un moment, un passage, bref évoquer et par cette évocation affirmer la présence de ce qui est symbolisé tout en le dénaturant, en modifiant sa structure, sa qualité, son sens. Il y a là un processus qui, note à juste titre Michel Imberty, peut être rapproché de la condensation onirique et implique en fin de compte que « la fonction symbolique n’est pas une fonction de conservation du réel extérieur : les assimilations sont toujours déformantes par rapport à la connaissance objective, et l’équilibration ne porte pas sur le rapport au réel qui est mis entre parenthèses, ou qui est entièrement soumis à ces assimilations. Si toute assimilation suppose toujours, simultanément accommodation, celle-ci est réduite au minimum et la fonction symbolique apparaît comme une fonction déséquilibrante, c’est-à-dire non tournée vers la connaissance objective du monde extérieur» mais, par contre, plongeant au cœur de l’inconscient. Relation multiple et déformante, multiplement déformante, le symbole est donc susceptible d’interprétations.
Plus encore, il n’existe que dans l’interprétation qui en est donnée, dans l’interprétation que s’en donne — consciemment ou inconsciemment — le récepteur. Ici réside sa dimension contradictoire : le symbole ne peut fonctionner que s’il est reconnu, que s’il transmet, malgré tout, ce qui est à symboliser ; mais en même temps, il ne peut y avoir de fonction symbolique que si ce qui est à symboliser est, une fois reconnu, donné à interpréter dans la série des transformations subies, dans la transmutation à quoi aboutit cette fonction. De l’« infidélité » propre au symbole, on passe ainsi aux reconstructions qu’il suscite. De son expressivité multiple, de sa dimension affective, on passe aux projections qu’il permet. Le système relationnel qu’il met en mouvement apparaît alors intelligible si le récepteur du symbole est replacé dans la dynamique de l’individuel au collectif : l’affect transmis par la musique à travers les signes symboliques ne provoque pas seulement l’émotion — symbolisme psychologique — mais traduit une liaison de l’individu auditeur, inscrit dans un groupe fournissant et structurant des idéologies, à une réalité qui lui est extérieure ; attitude de désir ou de rejet, souvent ambivalente, jamais neutre en tout cas. Le symbole, partie d’un tout extérieur, isolé, amalgamé dans une autre entité rend sensible cette relation en la cristallisant.
On comprend donc comment la musique peut être imprégnée d’idéologie — sans nécessairement être l’hymne d’une idéologie, ce qui n’est nullement pareil — mais aussi se prêter à manipulations idéologiques. Elle relie diverses réalités qu’elle ne peut retransmettre intactes et qu’elle déforme en les offrant à projection où s’investissent désirs individuels et espoirs collectifs (le créateur et l’auditeur dans leurs dimensions individuelles et sociales). Elle prépare l’identification de l’auditeur collectif à un réseau relationnel qui le conduit à adopter, face à la réalité englobante d’où sourd cette musique, une attitude à forte composante émotionnelle et s’exprimant de ce fait surtout en termes d’adhésion ou de rejet.
La musique travaille à favoriser des soutiens ou des refus, des engagements et des rébellions qui sont susceptibles de prendre une allure immédiatement politique, d’autant plus que l’univers dans lequel elle évolue favorise par ses structures cette expression dichotomique, voire manichéiste. Toutefois, la polysémie du symbole, caractère supposé général, comme la structuration toujours plurielle des formations sociales où se produit la musique, font penser que cette dichotomisation représente en réalité un ultime jamais atteint. La notion d’ambivalence semblerait alors plus propre à rendre la pluridimensionalité de ce qu’on peut entendre dans la musique — ou de ce que, tout à la fois, on y entend et on y met. Il ne peut rien y avoir de mécanique dans la symbolique musicale : plus exactement, ce n’est pas parce que l’on commence à percevoir comment, au travers du langage musical, se tissent des relations entre des acteurs et des phénomènes sociaux que l’on peut induire sans autre forme de procès le sens de ces relations ni même que l’on doit prédire qu’elles sont à sens unique.
L’analogie se fait ici plus audacieuse, et par conséquent plus hypothétique, qui conduit à croire que le langage musical, fondé sur des structures rythmiques où alternent immanquablement des temps forts et des temps faibles, modelé par la coexistence, successive ou fusionnelle, de tensions et de détentes, constitue le matériau privilégié de l’expression ou de la projection de sentiments mêlés et contraires que les autres langages forcent toujours vers plus de logique, plus de cohérence, vers un tranché univoque considéré, en Occident du moins, comme l’image du rationnel. De ce point de vue, la musique rejoindrait une fois encore le rêve, pour donner à entendre l’indicible, puis ferait tremplin du rêve vers l’utopie.
Plus concrètement, l’analyse symbolique doit partir du texte musical pour le relier — l’analyse comme toujours reconstruit les relations qui forment son objet — aux interactions des structures sociales et étudier comment se bâtissent et comment fonctionnent ces correspondances. Elle tente de tracer son chemin jusqu’à inclure dans son périple les données sociales, politiques et économiques qui définissent une formation sociale et économique pour, en fin de compte, « en dernière instance », tenter de découvrir des chaînes de relations causales qui se jouent dans l’interaction et non dans une fausse détermination. Elle participe sans doute ainsi de la recherche de cette « causalité buissonnante » dont parle Maurice Godelier.
Elle procède dans la synchronie en tentant de découvrir des analogies entre l’expression musicale, les représentations du réel et le réel ; elle inclut pour ce faire l’analyse musicale classique en tant qu’elle permet une description opératoire des constructions musicales et peut mettre à jour des schèmes d’organisations pouvant être comparés à d’autres schèmes d’organisation non musicaux. Dans cette perspective, il est probable que les structures rythmiques, l’organisation du temps, les rapports du continu et du discontinu occupent une place centrale et peuvent renvoyer à des processus de mutation sociale, donc au jeu dans le temps (« rythme ») des structures sociales. Toutefois cette quête de l’analogie n’a de sens que si elle établit des relations entre mouvements musicaux et mouvements sociaux, soit entre des phénomènes collectifs rendus tels par un nombre suffisant de caractéristiques communes ; il est hors de question de prendre en compte le discours (musical ou verbal, ou le comportement) d’un seul ou de quelques-uns face à un événement ou à une situation isolés. L’engagement politique d’un musicien à un moment donné n’a, par exemple, jamais témoigné du « contenu » ou du « sens » politique d’une musique.
L’analyse symbolique procède également et indissolublement dans la diachronie : par l’analyse et la confrontation des mutations. Elle doit ainsi mettre au jour deux types généraux de dynamiques qui œuvrent dans le mouvement général de la musique et n’en sont en fait distingués qu’artificiellement, pour les besoins de l’abstraction, alors même qu’elles s’entrecroisent et s’entre-infléchissent : les dynamiques d’emprunt et les dynamiques d’innovation ; l’emprunt étant souvent facteur d’innovations qui, ultérieurement, peuvent provoquer d’autres emprunts.
Ce jeu dialectique qui fonde l’évolution des formes musicales doit être à son tour rapproché du travail combiné des dynamiques « du dedans » et des dynamiques « du dehors » qui animent des sociétés toujours en mutation, toujours « en voie de se faire, ordre approximatif et toujours mouvant», selon la belle formule de Georges Balandier, travail qui accroche finalement la diachronie à la synchronie en plaçant musique et société dans le cadre idéal d’une dialectique de la rupture et de la continuité Dans ces conditions, l’analyse symbolique suppose un double travail de repérage : l’isolement des moments d’innovation, de « rupture », donc des éléments musicaux qui permettent de caractériser l’innovation ; l’isolement, dans la fusion du langage, des éléments empruntés, puis la recherche des origines de ces emprunts en tenant compte des convergences, des communautés lointaines d’origine et des sources multiples. Alors peut intervenir la tentative d’interprétation selon des lignes générales, postulées et par conséquent toujours à interroger et à remettre en cause : — l’innovation musicale, « comme une critique, plus ou moins consciente, plus ou moins virulente selon les cas, de la culture traditionnelle et de l’ordre social désormais périmé que celle-ci avait pour fonction d’illustrer comme une rupture avec l’ordre établi, comme ébranlement d’un équilibre, comme esquisse d’un ordre neuf. Elle se traduit ainsi en termes de contestation et de projection d’un système désiré ou rêvé, en termes d’utopie, mais jamais, au grand jamais, en termes de prévision, d’annonce ou de prophétie ;
— les emprunts comme référence à une réalité autre, référence floue et partielle dans bien des cas, référence à l’idée qu’on se fait d’une réalité ou au mythe que cette réalité a produit d’elle-même, mais référence qui incite à penser que, dans bien des cas, l’élément emprunté dans une musique socialement ou géographiquement typée désigne comme une sorte de modèle idéal cette société, cette région ou leurs mythes.
Enfin, innovations et emprunts se greffent sur la trame d’une permanence, d’une continuité qu’ils renforcent ou interrompent ou infléchissent et qui peut, de la même manière, être comprise comme la rémanence d’un passé plus ou moins récent ou d’une portion de ce passé, ou d’une représentation de ce passé nécessaires au remodelage musical du présent. Une fois réalisé le partage entre éléments d’innovation (rupture), éléments empruntés (influences « étrangères ») et permanence (continuité), on doit confronter l’édifice intellectuel ainsi construit au matériau verbal des chansons puis aux dynamiques sociales en procédant, encore une fois, selon deux découpages historiques : d’une part, en respectant strictement la chronologie dans l’établissement des correspondances (mise en évidence des simultanéités) ; puis abandon de la chronologie pour privilégier les équivalences structurales décelables dans les dynamiques de transformation et dans les phénomènes auxquels elles donnent vie. On doit, en dernier lieu aboutir à un tableau (un « buisson ») des correspondances permettant d’énoncer les interprétations données du mouvement musical et d’affiner par la double lecture, horizontale et verticale, ces interprétations en établissant plus précisément le code symbolique propre à la musique considérée et les relations qu’elle entretient avec l’ensemble des structures constitutives de la société dans laquelle elle se déploie.
C’est en fonction de ces principes d’analyse— qui, bien sûr, se sont dégagés progressivement et n’étaient pas donnés d’avance — qu’on s’est efforcé d’aborder la musique populaire jamaïcaine et plus spécialement le reggae. L’accent mis sur l’aspect « révélateur » du reggae explique, autant que les conditions dans lesquelles cette étude a été rédigée, qu’elle ne propose pas complètement une « histoire du reggae » mais s’intéresse plus aux sources, aux origines de cette musique ; qu’elle ne prétend aucunement à l’exhaustivité descriptive quant au genre musical (le nombre de disques, de chanteurs ou de groupes retenus a été volontairement limité) mais cherche surtout à faire comprendre des mécanismes de fonctionnement, des systèmes de relation et des dynamiques de transformation.
Nairobi, octobre 1980.