A une locomotive en hiver – Walt Whitman
Je te veux pour mon chant.
Toi, telle que tu m’apparais à cet instant même, dans la bourrasque qui s’avance, la neige, le jour d’hiver qui décline,
Toi, avec ton armure, ta double palpitation cadencée et ton battement convulsif,
Ton corps noir et cylindrique, tes cuivres brillants comme de l’or, ton acier brillant comme de l’argent,
Tes lourdes barres latérales, tes bielles d’accouplement parallèles qui tournent et font la navette à tes flancs,
Ton halètement et ton grondement rythmiques, qui tantôt s’enflent, tantôt décroissent dans le lointain.
Ton grand réflecteur en saillie fixé à ton avant.
Tes oriflammes de vapeur qui flottent, longues et pâles teintées de pourpre légère.
Tes épais nuages noirs vomis par ta cheminée,
Ton ossature bien jointe, tes ressorts et tes soupapes le scintillement de tes roues qui tremblent,
Ton train de voitures derrière, qui te suivent gaiement obéissantes,
A travers la tempête ou le calme, tantôt rapides, tantôt ralenties, courant toujours et sans défaillances ;
Type du monde moderne — emblème du mouvement et de la puissance — pouls du continent.
Viens cette fois seconder la Muse et t’amalgamer à cette strophe, telle qu’ici même je te vois,
Avec la bourrasque et les coups de vent qui cherchent à te refouler et la neige qui tombe,
Le jour, la cloche que tu fais sonner, pour avertir, jetant ses notes,
La nuit, tes lanternes muettes oscillant à ton front.
Beauté à la voix féroce !
Roule à travers mon chant avec toute ta musique sauvage, avec tes lanternes oscillantes la nuit.
Avec ton rire au sifflement fou qui retentit et roule comme un tremblement de terre, réveillant tout,
Complète est la loi de toi-même, tu suis infrangiblement la voie qui est tienne,
(La douceur bonasse n’est pas tienne, ni le larmoiement des harpes ni les fadaises du piano).
Tes trilles de cris perçants, les rocs et les collines te les renvoient.
Tu les jettes par delà les prairies vastes, à travers les lacs.
Vers les cieux libres, — effrénés, joyeux et forts.