A un révolutionnaire d’Europe vaincu – Walt Whitman
Courage malgré tout, mon frère ou ma sœur !
Va toujours — la Liberté exige qu’on la serve quoiqu’il arrive ;
Cela ne compte pas qui se laisse réduire par un ou deux échecs ou par un nombre indéfini d’échecs.
Ou par l’indifférence ou l’ingratitude du peuple, ou par n’importe quelle déloyauté,
Ou par les crocs montrés du pouvoir, les soldats, les canons, les codes pénals.
Ce en quoi nous croyons reste en attente invisible et perpétuelle à travers tous les continents.
N’invite personne, ne promet rien, sied dans le calme et la lumière, positif et maître de soi, ne connaît pas le découragement.
Attendant patiemment, attendant son heure.
(Ce ne sont pas seulement des chants de loyalisme que les miens.
Mais des chants d’insurrection également,
Car je suis le poète juré de tous les rebelles audacieux par le monde entier.
Et celui qui m’accompagne laisse la paix et la routine derrière lui,
Et sa vie est l’enjeu qu’il risque de perdre à tout moment.)
La bataille fait rage, coupée de maintes alarmes retentissantes, de marches en avant et de retraites fréquentes,
Le mécréant triomphe ou s’imagine triompher,
La prison, l’échafaud, le garrot, les menottes, le collier de fer et les boules de plomb font leur œuvre.
Les héros connus ou anonymes passent en d’autres sphères.
Les grands orateurs ou écrivains sont exilés, ils végètent avec leur nostalgie en des terres lointaines,
La cause sommeille, les gorges les plus puissantes sentent leur propre sang qui les étouffe,
Les jeunes hommes inclinent leurs paupières vers le sol quand ils se rencontrent ;
Mais malgré tout cela la Liberté n’est pas sortie de la place, ni le mécréant entré en pleine possession de sa victoire.
Quand la Liberté sort d’une place, elle n’est pas la première à s’en aller, ni la seconde, ni la troisième,
Elle attend pour s’en aller que tous les autres le soient, et sort la dernière.
Quand nul souvenir ne subsistera plus des héros et des martyrs.
Et quand toute vie et toutes les âmes des hommes et des femmes auront été rayées d’une quelconque partie de la terre.
Alors seulement la liberté ou l’idée de liberté sera rayée de cette partie de la terre,
Et le mécréant entrera en pleine possession de sa victoire.
Donc courage, révolté, révoltée d’Europe !
Car tu ne dois pas cesser avant que tout n’ait cessé.
Je ne sais pas quel est ton rôle, (j’ignore pourquoi je suis ici moi-même et pourquoi toute chose y est),
Mais je chercherai attentivement à le découvrir, même vaincu comme tu l’es aujourd’hui,
Dans la défaite, la pauvreté, la mécompréhension, l’emprisonnement — car cela aussi est grand.
Nous pensions que la victoire était une grande chose ?
Elle l’est en effet — mais il me semble à présent, quand on ne peut l’empêcher, que la défaite est grande,
Et que la mort et l’atterrement sont grands.