A Jouja, de ma prison – György Faludy
(Extraits)
Nessum maggior dolor
Que ricordarsi del tempo felice
Nella miseria…
(Dante, Inferno, V)
Au mur de ma prison se dressent des potences.
Je n’ai pas vu le ciel, de soixante-six jours.
Mais mon angoisse et mes chagrins et mes souffrances
Me tourmentent moins que ta pensée, mon amour !
Maintenant, je comprends que ta force est géante
En moi ! Ne te vaincront ni la peur, ni la mort !
Ici même, parmi les mouches dégoûtantes
Et sans yeux de la cave où tourner est mon sort,
Je te vois resplendir ! Et moi, qui dis ces vers
Dont le rythme est celui de notre amour farouche,
J’y répète à l’envie, Jouja, ton nom si cher,
Comme on tourne et retourne un noyau dans sa bouche.
Nul mieux que nous jamais ne saura le comprendre,
Ce que Dante nous dit de nos joies fracassées.
Ah ! Que de voluptés restent à nous attendre
Sur la table de notre amour, juste dressée…
Aujourd’hui tu es seule et tu souffres pour moi.
Je t’entends sangloter et joins aux tiens mes pleurs.
M’aimes-tu, mon amour, et penses-tu, parfois,
A l’enfant qui serait né de notre bonheur ?
Oh ! Je le vois… Ses yeux sont des paillettes d’or,
Ses mains sont de la mousse douce, l’on dirait ?
Sera-t-il encore temps, lorsque je reviendrai,
Pâle comme un soldat que l’on avait cru mort ?
Combien de mois encore (ou d’années) à courir
Avant que nous puissions enfin nous retrouver ?
Attends-moi. Drape-toi dans nos chers souvenirs,
Leur drapeau virginal saura te protéger.
Que tout cela, qui fut hier notre existence,
Nous unisse et te garde en ma seule pensée :
Les arbres, le soleil, la barque aux confidences
Par les profonds cheveux des algues balancées,
De nos baisers vibrants le fin parfum de fraise,
Notre escapade au Balaton, notre repos,
Nous deux noués comme l’enfant avant qu’il naisse
Ou, de l’âge de bronze, un mort dans son tombeau.
Ne me remplace pas ! Quand l’autre te prendra,
Par tes propres sanglots tu seras étouffée
Rien qu’à te souvenir de moi, que tu verras
Sous les traits d’un très doux et délicat Orphée…
Vous tenterez en vain d’échapper à ma vue.
Même au cœur de la nuit, je serai là, qui guette,
Seriez-vous sur la mer à regarder la nue
Ou bien dans une cave ou dans une guinguette.
Et vous me trouverez partout: au fond d’un verre !
Dans une grappe ! Au ras des flots, le cou tendu,
Je vous espionnerai, et vos yeux confondus
Au ciel même verront ma figure sévère.
Sans cesse, à table, au lit, vous me verrez surgir
Entre vous deux, vous présentant la coupe pleine
Du nectar à jamais pur de mon souvenir.
De ton époux tu ne pourras souffrir sans haine
La toux, l’odeur de vieux, les tempes dégarnies,
Les chevilles gonflées grises comme le plomb.
Et moi, riant de vos séniles insomnies,
Je viendrai radieux m’asseoir sur l’édredon.
Alors vous pleurerez sur votre vaine vie,
La tête sous les draps, étouffant vos sanglots.
Et qui fut le vainqueur ? Moi, carcasse pourrie,
Éternellement jeune au fond de mon tombeau.
Mais notre amour triomphera, et je le chante,
Moi, poète, amant mort, bagnard, parent fidèle.
Pour nos noces – plus tard – une viole ardente,
Un orgue qui jaillit de la fosse mortelle;
Dur sort ! Tomberons-nous ensemble ou séparés ?
Vers les cieux ce poème, ainsi qu’un dard lancé,
Par-dessus les affreux abîmes de ce temps
Lui du moins, puisse-t-il échapper au néant !
La fin de nos combats soit la gloire ou la mort,
Dans un siècle qui donc se le rappellera ?
Mais les couloirs des ans retentiront encore
Du chant de notre amour éternel, ô Jouja!