Touki Bouki – Djibril Diop Mambéty
Un chef-d’œuvre intemporel du cinéma sénégalais
Touki Bouki (Le Voyage de la hyène), réalisé en 1973 par Djibril Diop Mambéty, s’impose comme l’une des œuvres les plus audacieuses et révolutionnaires du cinéma africain. Près de cinquante ans après sa sortie, ce film continue de fasciner par sa modernité stupéfiante et sa vision artistique sans compromis.
Une narration qui défie les conventions
Au cœur du film se trouve l’histoire apparemment simple de Mory et Anta, deux jeunes amants marginaux de Dakar qui rêvent d’émigrer vers Paris. Lui, jeune berger devenu chauffeur de moto, et elle, étudiante universitaire, partagent ce désir commun d’échapper à la réalité post-coloniale du Sénégal pour atteindre un Eldorado fantasmé. Mais Mambéty transcende ce récit en créant une œuvre qui pulvérise les conventions narratives de son époque.
Le génie du réalisateur réside dans sa capacité à entremêler réalité crue et séquences oniriques avec une fluidité déconcertante. Les spectateurs sont constamment ballottés entre le Dakar tangible, avec ses marchés animés et ses abattoirs sanglants, et les projections mentales des protagonistes qui imaginent leur vie parisienne idéalisée. Cette structure non-linéaire, pratiquement inédite dans le cinéma africain de l’époque, permet à Mambéty d’explorer la psyché de ses personnages avec une profondeur remarquable.
Une esthétique visuelle révolutionnaire
Sur le plan visuel, Touki Bouki est une véritable révélation. Chaque plan est composé avec une précision qui témoigne de l’œil exceptionnel de Mambéty. La photographie de Pap Samba Sow capture la lumière éclatante de Dakar avec une sensibilité qui transforme même les scènes les plus ordinaires en tableaux saisissants.
Le motif récurrent de la moto de Mory, ornée d’impressionnantes cornes de zébu, devient l’emblème visuel du film. Cette hybridation entre technologie moderne et symbole traditionnel incarne parfaitement le conflit identitaire qui anime les personnages. Les séquences où Mory traverse Dakar sur son véhicule totémique comptent parmi les plus mémorables du cinéma africain.
Mambéty utilise également le montage comme un instrument de poésie visuelle. Les juxtapositions inattendues, les coupures abruptes et les raccords surprenants créent un rythme qui reflète l’état d’esprit tumultueux des protagonistes. Une scène particulièrement frappante alterne des plans d’abattage de bétail avec des images du couple faisant l’amour, créant une méditation viscérale sur la vie, la mort et le désir.
Une bande sonore révolutionnaire
L’innovation de Mambéty s’étend également à la bande sonore, véritable personnage du film. Le réalisateur mélange avec audace musique traditionnelle sénégalaise, jazz, et chansons françaises populaires (notamment « Paris Paris » de Joséphine Baker qui revient comme un leitmotiv obsédant). Cette mosaïque sonore crée un paysage auditif qui amplifie les thèmes du film – le tiraillement entre tradition et modernité, entre Afrique et Occident.
Les effets sonores sont manipulés avec une créativité sans précédent. Les bruits de la ville, les mugissements des bêtes à l’abattoir, et le vrombissement de la moto se transforment en une symphonie urbaine qui accentue tantôt le réalisme brut des scènes, tantôt leur dimension onirique.
Une critique sociale subtilement tissée
Sous ses expérimentations formelles, Touki Bouki offre une critique sociale et politique d’une grande finesse. Mambéty décortique les séquelles du colonialisme sans jamais tomber dans le didactisme. Il expose la façon dont l’imaginaire occidental a colonisé les esprits, créant ce mirage parisien qui obsède les protagonistes.
Le film aborde également les divisions de classe, notamment à travers le contraste entre les quartiers populaires et les enclaves privilégiées de Dakar. La séquence où Mory et Anta s’introduisent dans une villa luxueuse et se prélassent dans une baignoire, mimant la vie bourgeoise à laquelle ils aspirent, est à la fois comique et profondément poignante.
Une fin énigmatique et bouleversante
La conclusion de Touki Bouki compte parmi les finales les plus puissantes et ambiguës du cinéma. Sans dévoiler ce moment crucial, disons simplement que Mambéty nous offre une méditation bouleversante sur l’identité, l’appartenance et le prix du rêve. Cette fin ouverte continue de susciter des débats et des interprétations multiples, preuve de la richesse thématique du film.
L’héritage indélébile de Mambéty
Bien que Djibril Diop Mambéty n’ait réalisé que deux longs métrages avant sa mort prématurée en 1998, son influence sur le cinéma mondial est considérable. Touki Bouki a inspiré d’innombrables cinéastes, non seulement en Afrique mais dans le monde entier. Son style visionnaire a ouvert la voie à une expression cinématographique africaine libérée des conventions occidentales et des attentes exotisantes.
L’impact culturel du film perdure, comme en témoigne son utilisation par Beyoncé et Jay-Z pour leur tournée « On the Run II » en 2018, reproduisant l’iconique image de Mory et Anta sur la moto aux cornes de zébu.
Pour quel public ?
Touki Bouki s’adresse aux cinéphiles curieux et ouverts d’esprit. Son approche expérimentale peut dérouter les spectateurs habitués aux narrations conventionnelles, mais ceux qui se laissent porter par sa poésie visuelle et sonore découvriront une œuvre d’une richesse inépuisable.
Le film parle particulièrement aux personnes intéressées par les questions d’identité culturelle, de post-colonialisme et de mondialisation. Il résonne profondément avec quiconque a connu le sentiment d’être tiraillé entre deux mondes, entre ses racines et ses aspirations.
Même pour les spectateurs peu familiers du cinéma africain, Touki Bouki offre une porte d’entrée fascinante vers une cinématographie trop souvent négligée dans le canon occidental. Sa modernité formelle et thématique en fait une œuvre qui transcende les époques et les frontières culturelles.
En définitive, Touki Bouki n’est pas simplement un grand film africain – c’est un grand film, point final. Une œuvre essentielle qui continue de briller comme un phare d’innovation cinématographique et de profondeur humaniste.