Les temps morts – René Laloux
Dans l’histoire du cinéma d’animation d’auteur, certaines œuvres s’imposent comme des jalons essentiels, définissant de nouvelles possibilités expressives et thématiques pour ce médium trop souvent cantonné au divertissement enfantin. « Les Temps morts » (1964), premier court-métrage professionnel de René Laloux, appartient indéniablement à cette catégorie d’œuvres fondatrices. En à peine dix minutes, cette collaboration entre Laloux et le célèbre illustrateur Roland Topor nous plonge dans une réflexion visuelle saisissante sur la violence humaine, la civilisation moderne et la potentialité d’un anéantissement collectif. À travers un collage d’images fixes et animées d’une puissance évocatrice remarquable, « Les Temps morts » pose les bases de l’univers esthétique et conceptuel que Laloux développera plus tard dans « Les Escargots » (1965), « La Planète Sauvage » (1973) et ses autres œuvres majeures.
René Laloux, un parcours atypique vers l’animation
L’itinéraire qui mène René Laloux à la réalisation des « Temps morts » est aussi singulier que révélateur de sa démarche artistique future. Né en 1929 à Paris, Laloux ne suit pas le parcours classique des cinéastes d’animation. Avant de se consacrer au cinéma, il travaille comme éducateur à la clinique psychiatrique de La Borde, établissement expérimental dirigé par le psychiatre Félix Guattari. Cette expérience fondatrice le met en contact avec les approches thérapeutiques alternatives et l’art brut, tout en l’initiant à l’animation comme moyen d’expression.
C’est à La Borde que Laloux réalise, avec les patients, son tout premier film, « Tic-Tac » (1957), œuvre collective qui attire l’attention de Paul Grimault, figure majeure de l’animation française. Encouragé par ce dernier, Laloux décide de se consacrer pleinement au cinéma d’animation et rencontre Roland Topor, avec qui il partage une sensibilité surréaliste et un regard critique sur la société contemporaine.
Cette formation autodidacte et non-conventionnelle marque profondément l’approche cinématographique de Laloux, qui conservera toujours une liberté formelle et thématique radicale, éloignée des standards de l’animation commerciale. « Les Temps morts », premier fruit de la collaboration entre Laloux et Topor, témoigne parfaitement de cette démarche alternative où l’animation devient un véritable outil de réflexion philosophique et sociale.
Une structure narrative non-linéaire et poétique
« Les Temps morts » se distingue d’emblée par sa structure narrative éclatée, qui rompt avec les conventions du récit linéaire. Le film se présente comme une méditation visuelle sur la violence humaine à travers les âges, adoptant une forme de collage temporel où des scènes d’exécutions publiques médiévales côtoient des images de guerre moderne et de destruction atomique.
Cette approche fragmentaire est soutenue par une narration en voix off écrite par Topor, délivrée avec une froideur clinique qui contraste avec la brutalité des images. Cette voix nous guide à travers une histoire condensée de la violence institutionnalisée, depuis les supplices publics jusqu’aux guerres technologiques, en passant par les exécutions « humanisées » comme la guillotine ou la chaise électrique – inventions présentées avec une ironie glaçante comme des « progrès » de la civilisation.
Le titre même du film, « Les Temps morts », évoque ces moments suspendus entre deux explosions de violence, ces périodes où l’humanité semble retenir son souffle avant de plonger dans un nouveau cycle destructeur. Le rythme du film, alternant séquences animées frénétiques et moments de contemplation presque statique, traduit parfaitement cette pulsation inquiétante de l’histoire humaine.
La conclusion du film, évoquant la possibilité d’une annihilation nucléaire totale qui mettrait fin à ce cycle de violence, résonne avec une acuité particulière dans le contexte de la Guerre Froide et de la menace atomique qui pesait sur le monde au début des années 1960. Cette dimension prophétique confère au film une gravité qui transcende son aspect expérimental.
Une esthétique du collage entre fixité et mouvement
Le génie créatif des « Temps morts » réside en grande partie dans son approche visuelle novatrice, qui mêle différentes techniques pour créer un langage cinématographique unique. Laloux et Topor utilisent principalement deux types de matériaux visuels : des gravures anciennes représentant supplices et exécutions, issues de livres d’histoire ou d’encyclopédies, et des dessins originaux de Topor qui prolongent cette iconographie de la violence en l’actualisant.
L’animation de ces images fixes est minimaliste mais d’une efficacité remarquable. Plutôt que de chercher une fluidité illusoire, Laloux assume pleinement la nature statique de ses sources, créant le mouvement par des déplacements latéraux, des zooms, des superpositions ou des apparitions successives d’éléments graphiques. Cette technique, qui préfigure ce qu’on appellera plus tard le « motion design », permet de donner vie aux gravures historiques tout en préservant leur caractère documentaire.
Les dessins de Topor, immédiatement reconnaissables avec leur trait nerveux et leurs déformations expressives, apportent une dimension plus onirique et subjective. Ses représentations de figures contemporaines – bourreaux en costume, militaires anonymes, victimes aux visages grimaçants – établissent une continuité visuelle entre la violence historique et ses manifestations modernes. L’animation de ces dessins, plus élaborée que celle des gravures, crée des séquences saisissantes comme celle des parachutistes tombant du ciel, ou des silhouettes humaines se désintégrant sous l’effet d’une explosion atomique.
Cette économie de moyens, fruit à la fois de contraintes budgétaires et d’un choix esthétique délibéré, confère au film une puissance évocatrice qui dépasse largement ce qu’aurait pu produire une animation plus conventionnelle. La simplicité apparente des mouvements permet de concentrer l’attention sur la charge symbolique des images et sur leur montage signifiant.
Une bande-son minimaliste et percutante
La dimension sonore des « Temps morts » complète parfaitement son univers visuel épuré et percutant. La musique composée par Alain Goraguer (qui collaborera à nouveau avec Laloux pour « Les Escargots » et « La Planète Sauvage« ) alterne passages jazz expérimental et silences expressifs, créant une tension qui soutient le propos sans jamais tomber dans l’illustration redondante.
La voix off, élément central du dispositif narratif, est délivrée avec une neutralité presque scientifique qui renforce l’effet d’étrangeté. Ce détachement apparent face aux horreurs décrites crée un malaise productif chez le spectateur, invité à réfléchir sur sa propre position face à la violence collective.
Les effets sonores, utilisés avec parcimonie, ponctuent les moments clés du film : bruits de machines, explosions lointaines, cris stylisés… Ces éléments sonores, jamais réalistes mais toujours évocateurs, contribuent à créer une atmosphère cauchemardesque qui transcende la simple représentation historique pour atteindre une dimension universelle.
Une critique sociale et politique d’une acuité remarquable
Au-delà de ses qualités formelles, « Les Temps morts » s’impose comme une œuvre profondément politique, qui utilise l’animation comme vecteur d’une critique sociale acérée. Le film établit une continuité troublante entre les différentes formes de violence institutionnalisée à travers l’histoire, suggérant que la civilisation moderne, malgré ses prétentions humanistes, n’a fait que perfectionner techniquement l’art de tuer.
La présentation des « progrès » dans les méthodes d’exécution – de l’écartèlement à la guillotine, puis à la chaise électrique – est traitée avec une ironie grinçante qui dévoile l’hypocrisie des sociétés prétendant rendre la mort plus « humaine » tout en perpétuant la logique même de l’élimination. Cette critique de la rationalisation de la violence fait écho aux analyses de penseurs comme Michel Foucault sur l’évolution des systèmes punitifs, ou aux réflexions de l’École de Francfort sur la dialectique de la raison qui transforme le progrès technique en instrument de domination.
La dénonciation de la guerre moderne, représentée comme l’aboutissement logique de cette évolution, prend une résonance particulière dans le contexte des années 1960, marquées par la Guerre Froide et les débuts du conflit vietnamien. Sans jamais nommer explicitement ces événements contemporains, « Les Temps morts » en offre une lecture allégorique qui en révèle la continuité avec les formes plus anciennes de barbarie.
La conclusion du film, évoquant la possibilité d’une extinction totale par l’arme nucléaire, peut être lue comme un avertissement sur les dangers de cette logique de violence poussée à son paroxysme technologique. Cependant, Laloux et Topor évitent le piège du message simpliste ou moralisateur : leur film reste ouvert à l’interprétation, conservant une ambiguïté qui en fait toute la richesse philosophique.
L’influence durable d’une œuvre pionnière
« Les Temps morts » a connu une reconnaissance immédiate dans les cercles du cinéma d’animation d’auteur, remportant plusieurs prix dans des festivals internationaux. Ce succès critique a permis à Laloux et Topor de poursuivre leur collaboration avec « Les Escargots » (1965), puis de se lancer dans l’aventure du long-métrage avec « La Planète Sauvage » (1973).
Au-delà de cette trajectoire personnelle, l’influence du film sur l’animation mondiale est considérable. En démontrant que l’animation pouvait aborder des sujets graves avec une sophistication intellectuelle et visuelle comparable à celle du cinéma en prises de vues réelles, « Les Temps morts » a contribué à légitimer ce médium comme forme d’expression artistique à part entière.
On peut percevoir l’héritage direct de son approche visuelle dans le travail de nombreux animateurs contemporains qui utilisent le collage, l’animation limitée ou la réappropriation d’images préexistantes. Des réalisateurs aussi divers que Terry Gilliam (dans ses animations pour Monty Python), Don Hertzfeldt ou plus récemment Milorad Krstić (avec « Ruben Brandt, Collector ») s’inscrivent, consciemment ou non, dans la lignée ouverte par Laloux et Topor.
Sur le plan thématique, la réflexion sur la violence collective et le potentiel destructeur de la technologie moderne continue de résonner avec une actualité saisissante. À l’ère des conflits asymétriques, du terrorisme global et des nouvelles menaces existentielles comme le changement climatique, l’avertissement des « Temps morts » sur les conséquences ultimes de notre pulsion de mort collective n’a rien perdu de sa pertinence.
Une œuvre qui conserve sa force de dérangement
Près de soixante ans après sa réalisation, « Les Temps morts » conserve une capacité intacte à troubler et à questionner le spectateur. Contrairement à de nombreuses œuvres expérimentales de la même époque, qui peuvent sembler datées ou dont la charge subversive s’est émoussée avec le temps, le film de Laloux et Topor continue de produire un effet de dérangement productif.
Cette persistance tient en partie à ses qualités formelles intemporelles. L’utilisation de gravures anciennes, le trait graphique caractéristique de Topor et l’approche minimaliste de l’animation créent une esthétique qui échappe aux modes passagères. Mais elle découle surtout de la profondeur de son propos et de l’universalité des questions qu’il soulève sur notre rapport collectif à la violence, à la technologie et à la destruction.
Pour le spectateur contemporain, redécouvrir « Les Temps morts » aujourd’hui, c’est accéder à une forme d’animation radicalement différente des productions dominantes – un cinéma où la simplicité technique apparente cache une complexité conceptuelle remarquable, où l’économie de moyens devient un atout expressif, et où dix minutes suffisent à développer une réflexion philosophique d’une ampleur vertigineuse.
Conclusion
« Les Temps morts » de René Laloux et Roland Topor s’affirme, près de six décennies après sa création, comme une œuvre fondatrice qui a redéfini les possibilités du cinéma d’animation comme médium artistique et critique. Par son approche visuelle novatrice, mêlant images fixes et animation limitée, par la profondeur de sa réflexion sur la violence humaine et par son refus des conventions narratives traditionnelles, ce court-métrage a ouvert la voie à une animation d’auteur exigeante, capable d’aborder les questions les plus graves de notre condition contemporaine.
Pour René Laloux, « Les Temps morts » représente la première expression mature d’une vision artistique qui se déploiera ensuite dans des œuvres plus ambitieuses comme « La Planète Sauvage » ou « Gandahar« . On y trouve déjà, en germe, les préoccupations qui traverseront toute sa filmographie : critique de la violence institutionnalisée, méfiance envers les promesses du progrès technologique, et recherche d’un langage visuel capable de stimuler l’imagination critique du spectateur.
Dans le paysage du cinéma d’animation français, « Les Temps morts » occupe une place particulière, celle d’une œuvre charnière qui marque la transition entre les approches traditionnelles héritées de Paul Grimault et l’émergence d’une nouvelle génération d’animateurs-auteurs plus expérimentaux et politiquement engagés. Sa radicalité formelle et thématique continue d’inspirer les créateurs contemporains qui cherchent à explorer les potentialités expressives de l’animation au-delà du simple divertissement.
Pour les spectateurs qui découvrent aujourd’hui cette œuvre pionnière, « Les Temps morts » offre une expérience cinématographique troublante et stimulante – un rappel puissant de la capacité du cinéma d’animation à nous confronter aux aspects les plus sombres de notre histoire collective et à nous inviter à une réflexion critique sur notre présent et notre avenir.