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Le seigneur des anneaux – Ralph Bakshi

Le seigneur des anneaux – Ralph Bakshi

« Je suis heureux que Peter Jackson ait eu un film à regarder, ce qui n’a pas été mon cas. Il y a sans nul doute beaucoup à apprendre du visionnage de n’importe quel film, à la fois pour ses erreurs et ses réussites. Il a donc eu moins de mal que moi, et un budget largement supérieur » – Ralph Bakshi

Non, et que l’on excuse cette entrée en matière plutôt abrupte, l’immense réussite artistique, commerciale, et critique de la trilogie réalisée par Peter Jackson n’est pas le fruit de ses seules persévérance et perspicacité. Le septième art s’est penché très tôt, trop tôt peut-être, sur le potentiel cinématographique du Seigneur des anneaux. Dès 1957, soit deux ans à peine après la parution complète du roman, Tolkien et son éditeur Allen & Unwin recevaient une proposition d’adaptation en
dessin animé. Enthousiasmé par les dessins, l’écrivain jugea néanmoins le synopsis inapproprié, parce qu’il trahissait un manque général de compréhension et d’assimilation du contenu de son cycle. Foncièrement déçu par cette première tentative, l’auteur dut ensuite souffrir de voir planer sur son chef-d’œuvre une ironie du sort paradoxale. Le Seigneur des anneaux stimulait les imaginations et suscitait un engouement certain, mais le temps jouait défavorablement contre la réalisation d’une adaptation. Tant et si bien que Tolkien, décédé en 1973, ne vit jamais son univers transposé à l’écran.

Lorsqu’au milieu des années 70, Ralph Bakshi décida de s’attaquer au projet, il comptait déjà à son actif plusieurs cartoons réalisés en totale indépendance des studios Disney, dont le cultissime et classé X Fritz the cat. Il jouissait donc d’une solide et sulfureuse réputation dans le milieu de l’animation pour adultes. Chez United Artists, détenteurs des droits depuis 1969, la situation en était au point mort, pour ne pas dire catastrophique. Les studios ne disposaient d’aucun scénario susceptible d’attiser l’intérêt de décideurs, qui comble de l’ironie, n’avaient pas lu les livres. Après ce qui prit des allures de parcours du combattant entre United Artists et MGM pour l’obtention, puis la ré-obtention des droits d’exploitation, Bakshi, finalement épaulé par le producteur Saul Zaentz, parvint à un accord avec United Artists : une adaptation en deux parties. Un moindre mal, pour le réalisateur qui rêvait d’une trilogie. Mais le pire restait à venir. Seule la première partie verra le jour, sous le titre Le Seigneur des anneaux arbitrairement soulagé par United Artists, dès la distribution en salle, de la précision (première partie). C’est dire la confiance que les studios accordaient alors à ce projet d’adaptation, et leur désinvolture vis-à-vis du malentendu qui allait en découler pour les spectateurs. En dépit des 30,5 millions de dollars engrangés par le film, ils ne reviendront pas sur une décision intempestive prise à l’avance, et n’honoreront pas en définitive
leurs engagements.

Basé sur un scénario de Peter S. Beagle, le métrage condense en à peine plus de deux heures La Communauté de l’anneau, et Les Deux tours. Il va de soi qu’une contrainte aussi restrictive a entraîné un élagage drastique qui n’a fait que multiplier, jusqu’à l’impossible, les difficultés déjà considérables que soulevait un budget limité à 4 millions de dollars. Inutile de dire que le dessin animé en pâtit sévèrement. En particulier sur sa seconde moitié, bien trop évasive et amputée, pour que le néophyte puisse vraiment comprendre de quoi il retourne. Ce manque de cohésion d’ensemble traduit l’échec le plus notable du film : n’avoir pas su restituer
de façon équilibrée les deux premiers livres du cycle. On se montrera néanmoins indulgent, aux vues des conditions draconiennes imposées par des studios ignorant quasiment tout de la complexité et du génie de l’œuvre littéraire. Reste que cette adaptation, malgré sa très grande liberté d’interprétation, et son déséquilibre entre ses raccourcis et ses longueurs (celui-là imputable au scénario et à la réalisation), témoigne d’un respect certain pour la trame originale élaborée par Tolkien. Aussi, on n’ajoutera pas à toutes celles accumulées depuis 1978, une liste plus ou moins détaillée des défauts, des qualités, des fidélités et des infidélités du Seigneur des anneaux (première partie), préférant placer le focus sur une toute autre question.

En 1978, cette « interprétation erronée mais inspirée », pour reprendre la température critique générale de l’époque, représentait une tentative sans précédent d’ouvrir, sous le grand œil scrutateur et l’imagination inquisitrice de ses lecteurs, le chef-d’œuvre de Tolkien à un plus large public. Or, la situation a sensiblement changé. L’emprunte visuelle que la trilogie de Peter Jackson a inscrite dans l’imaginaire collectif, qu’on en ait conscience ou non, qu’on ait lu les livres ou pas, est prépondérante. Il est toujours possible de découvrir (ou redécouvrir) le film de Ralph Bakshi en prenant soin de détacher notre regard d’une telle influence. Mais il serait malhonnête de prétendre pouvoir dégager complètement notre sensibilité de ce voile qui inclinera un bon nombre de spectateurs, et même de critiques, à adopter inconsciemment une position absurde : apprécier rétrogradement le dessin animé à partir de la trilogie. La cause de cette absurdité, qui lorsqu’on y cède, nous fait prendre les choses à l’envers, est aisée à saisir : l’œuvre qui a réussi à modeler, à échelle collective, l’imaginaire et la mémoire cinématographiques, s’inspire intrinsèquement de celle qui a échoué. Mais le voile ne se déchire pas. Pas entièrement du moins.

Les dés sont irréversiblement jetés. L’éblouissante transposition de Peter Jackson, parce qu’elle en a bénéficié (sans pour autant relever du remake ou du reboot à proprement parler), a creusé et redressé les défauts, les manques, et les réussites de celle de Ralph Bakshi. A tel point qu’il serait non seulement fort présomptueux d’affirmer avoir su faire totalement abstraction des résonances et des échos qui lient les deux adaptations (bon nombre d’entre elles, d’ailleurs, tiennent purement et simplement du copier-coller) ; mais il est aussi devenu très difficile, voire impossible, d’appréhender l’adaptation de 1978 à partir de son propre imaginaire, et de la seule source littéraire. En clair, la compréhension critique de la valeur du Seigneur des anneaux (première partie) excède désormais les cadres de la seule analyse séparée, alors qu’une analyse comparée avec la trilogie nous conduit au constat que le dessin animé occupera toujours une place indispensable entre
le cycle de Tolkien et l’adaptation de Jackson.

Historiquement enchâssé entre les deux monuments, ce métrage incomplet conserve néanmoins une identité propre en tant que film d’animation. Et c’est de ce point de vue, et de ce point de vue seulement, qu’il faut aujourd’hui appréhender le travail de mise en scène graphique de Ralph Bakshi. Dans les années 70, il était techniquement inconcevable d’adapter Tolkien autrement qu’en dessin animé. Le réalisateur, soucieux de s’adresser à un public adulte, et conscient du fait que la richesse et la complexité des diverses sociétés fictives dépeintes dans les livres ne pouvaient être reproduites telles quelles à l’écran, pressentit qu’il fallait avant tout privilégier une restitution du souffle épique de l’œuvre. Or, pour Bakshi, l’animation traditionnelle des cartoons se prêtait mal à une telle retranscription. Ce souffle, à la fois aventureux, médiéval, onirique, gracieux et sauvage, réclamait selon lui, l’élégance et la force d’une fluidité de mouvements, ainsi qu’une profondeur de champ, qui impliquaient que les limites de l’animation soient repoussées.

Ce parti pris l’amena à parier sur l’utilisation de la rotoscopie, qu’il exploita comme personne avant lui de façon extensive et hyperréaliste. Pour des raisons évidentes de limites budgétaires, il combina cette technique à la solarisation, qu’il utilisa principalement pour les scènes de combat. Le film fut donc tourné presque intégralement en live, puis rotoscopé et solarisé. Le rendu visuel final divisera probablement toujours les cinéphiles. Certains y verront une atmosphère trop bigarrée, voire une esthétique psychédélique datée, alors que d’autres apprécieront l’originalité de son unité insolite. On remarquera en outre qu’en explorant de la sorte les possibilités de la rotoscopie et de la solarisation, le réalisateur en éprouva les avantages, les limites, et les inconvénients. A l’image de la bataille du Gouffre de Helm, dont le souffle épique, réduit aux quelques mille figurants dont il put disposer lors du tournage en Espagne, manque cruellement d’air, et d’aire. Mais il reste indéniable que Le Seigneur des anneaux (première partie) bénéficie d’une fluidité et d’une tridimensionnalité absolument inédite pour l’époque. Si inédite, qu’il faut bien reconnaître rétrospectivement, quoi que l’on en pense par ailleurs, que ce film préfigure une approche totalement nouvelle de l’animation ; une approche qui ne trouvera que bien plus tard sa pleine capacité d’expression artistique, avec l’apparition de la motion capture et de l’image de synthèse 3D.

On s’étonne en conséquence qu’un tel visionnaire ait pu, en un seul et même film, faire preuve d’un avant-gardisme aussi bluffant, et commettre une énorme faute de jugement. Trop focalisé sur la qualité de l’animation, trop libertaire et indiscipliné aussi, peut-être, pour prétendre imposer une vision globale de l’univers de Tolkien à son équipe et au public, Bakshi estima, à tort, que l’apparence des caractères était secondaire. C’est sa plus grande erreur. Il n’a pas su saisir que l’élaboration graphique d’un monde où le merveilleux et la magie sont essentiels, doit entretenir, pour fonctionner pleinement, une très étroite relation avec les personnages qui en sont une émanation. Fruits du hasard d’une inspiration fantaisiste plus ou moins heureuse, ceux qui évoluent dans Le Seigneur des anneaux (première partie) lui confèrent, hélas, une esthétique baroque trop débridée, résolument inadaptée à une adaptation de Tolkien. Peter Jackson tirera parti de cette erreur, comme du reste, en prenant soin de conserver et d’améliorer ce qui pouvait l’être.

Comme l’a fort justement remarqué un enseignant du nom de Scott Kleinman, Ralph Bakshi a montré que Le Seigneur des anneaux était transposable au cinéma, et prouvé que la fantasy et le conte de fée pouvaient se destiner à un public adulte. Tantôt magnifique, tantôt maladroit, résolument imparfait et parfois même risible, ce film demeure le premier vase communicant entre les trois livres et le septième art de genre. Un vase communicant qui, s’il porte les handicaps de ses conditions de production, les marques de son époque, ainsi que les stigmates des traits de caractère de son réal, a contribué à la gloire posthume de Tolkien, et servi de guide précieux à Peter Jackson. A ce titre, on ne peut pas l’occulter. On ajoutera, en outre, qu’il ne mérite ni d’être dédaigné, ni d’être relégué dans l’oubli, parce qu’il constitue une œuvre étonnamment avant-gardiste dans l’histoire du film d’animation. Aussi, que les fines gueules acerbes, un peu trop promptes à dézinguer Bakshi en trois ou quatre phrases lapidaires, commencent d’abord par balayer devant leurs portes. Le Seigneur des anneaux (première partie) n’est certes ni une réussite, ni un film culte, mais il n’en possède pas moins une double valeur historique.

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