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Le Decameron – Pier Paolo Pasolini

Le Decameron – Pier Paolo Pasolini

Dans la constellation des œuvres cinématographiques qui ont marqué le septième art, Le Décaméron (1971) de Pier Paolo Pasolini occupe une place singulière. Premier volet de sa célèbre « Trilogie de la vie », qui comprend également Les Contes de Canterbury (1972) et Les Mille et Une Nuits (1974), ce film révolutionnaire propose une adaptation libre et vibrante du chef-d’œuvre littéraire de Boccace, transposant avec audace et sensualité ces récits médiévaux dans le langage cinématographique.

Le visionnaire provocateur

Pier Paolo Pasolini, poète, romancier, théoricien et cinéaste italien, est l’une des figures intellectuelles les plus complexes et fascinantes du XXe siècle. Marxiste catholique, homosexuel dans une Italie profondément conservatrice, intellectuel engagé au discours incisif, Pasolini incarne la figure de l’artiste en perpétuelle rébellion contre les valeurs bourgeoises et les conformismes de son époque.

Avec Le Décaméron, Pasolini entame un nouveau chapitre dans son parcours artistique. Après plusieurs films à forte charge politique et symbolique comme Théorème (1968) ou Porcherie (1969), il se tourne vers une célébration plus directe de la vie, du corps et des plaisirs charnels, sans pour autant abandonner sa vision critique de la société contemporaine.

Une adaptation subversive et jubilatoire

L’œuvre originale de Boccace, écrite au XIVe siècle, présente cent nouvelles racontées sur dix jours par sept jeunes femmes et trois jeunes hommes réfugiés dans une villa aux portes de Florence pour échapper à la peste noire. Pasolini sélectionne neuf de ces récits, principalement issus des journées les plus licencieuses de l’œuvre, et les transpose dans un Naples médiéval grouillant de vie.

La structure adoptée par le cinéaste est ingénieuse : il insère un personnage-cadre, interprété par lui-même, un élève de Giotto venu à Naples pour peindre une fresque. Ce personnage, qui apparaît au début et à la fin du film, offre une mise en abyme de l’acte créateur et de la position de l’artiste face à son œuvre. La phrase finale du film « Pourquoi réaliser une œuvre quand il est si beau de la rêver seulement ? » résume la vision pasolinienne de l’art comme tension permanente entre réalité et désir.

Les récits choisis par Pasolini mettent en scène une galerie de personnages hauts en couleur : jeunes amants, religieux libidineux, marchands rusés, paysans naïfs. Tous sont animés par des pulsions élémentaires – désir sexuel, faim, cupidité – qu’ils assouvissent avec une vitalité débordante et une absence totale de culpabilité. Cette représentation directe et joyeuse de la sexualité et du corps constitue le cœur battant du film.

Une esthétique révolutionnaire

L’approche visuelle de Pasolini dans Le Décaméron témoigne d’une volonté délibérée de rupture avec l’esthétique cinématographique dominante. Le réalisateur s’inspire explicitement de la peinture médiévale et pré-Renaissance, notamment de Giotto, pour construire ses cadres. Cette référence n’est pas seulement formelle mais profondément idéologique : il s’agit de retrouver une expression artistique antérieure à la codification bourgeoise de l’art.

La photographie de Tonino Delli Colli, collaborateur fidèle de Pasolini, capte avec une luminosité extraordinaire les visages expressifs, souvent difformes selon les canons classiques, que le réalisateur choisit avec soin parmi la population napolitaine. Cette préférence pour des acteurs non professionnels, aux physionomies marquées par la vie, témoigne de la quête d’authenticité qui anime le cinéaste.

Les scènes d’ensemble, foisonnantes et chaotiques, créent un effet de débordement vital qui contraste avec la composition rigoureuse des plans inspirés de la peinture médiévale. Cette tension entre ordre et désordre reflète la vision pasolinienne d’un monde populaire encore non domestiqué par la rationalité bourgeoise.

La musique, composée par Ennio Morricone, mêle des inspirations médiévales à des sonorités plus contemporaines, créant une bande sonore qui souligne la résonance actuelle de ces récits anciens tout en préservant leur étrangeté historique.

Une célébration politique du corps

Derrière l’apparente légèreté des récits et la jubilation sensuelle qui traverse le film se cache une dimension profondément politique. En célébrant la sexualité libre et joyeuse des classes populaires médiévales, Pasolini dresse un constat implicite sur l’aliénation des corps dans la société de consommation contemporaine.

Le cinéaste voit dans le Moyen Âge une période où le rapport au corps, au plaisir et à la nature n’était pas encore médiatisé par les valeurs bourgeoises de productivité et d’accumulation. Les personnages du Décaméron vivent leurs désirs sans honte ni culpabilité, dans une immédiateté que Pasolini oppose à la répression et à la marchandisation des pulsions qu’il observe dans l’Italie des années 1970.

La représentation des classes populaires, loin de tout misérabilisme ou de toute idéalisation romantique, témoigne d’une profonde empathie pour leur vitalité et leur résistance aux pouvoirs institués. Les figures d’autorité – juges, prêtres, marchands riches – sont systématiquement tournées en dérision, leurs prétentions morales démasquées par la ruse des plus humbles.

Cette dimension politique se manifeste également dans le choix du dialecte napolitain comme langue principale du film, affirmation de la richesse des cultures régionales contre l’uniformisation linguistique imposée par l’État italien centralisé.

L’héritage d’une œuvre scandaleuse

À sa sortie, Le Décaméron provoque un scandale considérable. Son approche franche et décomplexée de la sexualité, sa critique implicite des valeurs chrétiennes traditionnelles et son esthétique rugueuse heurtent la sensibilité d’une partie du public et des critiques. Le film est poursuivi pour obscénité en Italie, mais remporte paradoxalement l’Ours d’argent au Festival de Berlin, témoignant de sa réception contrastée.

Aujourd’hui, avec le recul historique, l’œuvre apparaît comme un jalon essentiel dans la libération des représentations du corps et de la sexualité au cinéma. L’influence de Pasolini se fait sentir chez de nombreux cinéastes contemporains qui, comme lui, recherchent une représentation authentique des corps et des désirs hors des clichés commerciaux.

L’ironie tragique veut que Pasolini lui-même, peu avant sa mort violente en 1975, ait renié sa « Trilogie de la vie » dans un texte célèbre, estimant que la libération sexuelle qu’il célébrait avait été récupérée et dénaturée par la société de consommation. Cette autocritique posthume ajoute une dimension poignante à la vision jubilatoire qui anime Le Décaméron.

Une œuvre pour tous les publics ?

Le Décaméron pose inévitablement la question de son accessibilité à un public contemporain. Sa représentation directe et parfois crue de la sexualité, son rythme narratif particulier et ses références culturelles médiévales peuvent déconcerter le spectateur habitué aux conventions du cinéma mainstream.

Cependant, la vitalité extraordinaire qui se dégage du film, son humour truculent et la beauté singulière de ses images en font une expérience cinématographique unique, capable de toucher bien au-delà des cercles intellectuels. L’universalité des thèmes abordés – désir, ruse, rapports de pouvoir, création artistique – permet à l’œuvre de traverser les époques sans perdre de sa pertinence.

La nudité et la sexualité y sont présentées avec une telle innocence et une telle joie qu’elles perdent tout caractère pornographique pour devenir l’expression d’une humanité réconciliée avec ses pulsions vitales.

Conclusion

Le Décaméron de Pier Paolo Pasolini demeure, cinquante ans après sa réalisation, une œuvre d’une puissance et d’une originalité stupéfiantes. En adaptant librement l’œuvre de Boccace, le cinéaste italien a créé bien plus qu’un simple film historique ou qu’une collection de récits licencieux : il a proposé une vision alternative de l’être humain et de son rapport au monde, aux plaisirs et à la création.

À travers son esthétique révolutionnaire inspirée de la peinture médiévale, sa célébration joyeuse de la corporalité et sa critique implicite des valeurs bourgeoises, Pasolini invite le spectateur à redécouvrir une dimension de l’existence que la modernité a largement occultée : celle d’un rapport immédiat, sensuel et non culpabilisé au monde.

Dans une époque où le corps est plus que jamais soumis aux injonctions contradictoires de la performance et de la pudeur, Le Décaméron nous rappelle avec force que la chair peut être le lieu d’une joie simple et d’une résistance politique. Cette leçon, portée par la vision poétique et contestataire de Pasolini, fait de ce film un classique intemporel dont la subversion n’a rien perdu de son tranchant.

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