Le Decameron – Pier Paolo Pasolini
Comble de l’ironie pour Pasolini, sa trilogie de la vie s’ouvre sur un meurtre violent. Un homme en tue un autre sans trop qu’on sache pour quoi. Il l’emballe et le jette à l’eau, puis nous voilà dans la Naples du XIVe siècle. Contrairement à l’œuvre fondatrice de Boccace se déroulant en périphérie de Florence, ce théâtre de la sexualité est déplacé dans une région plus méridionale de l’Italie. La raison? L’état des ruines pour le tournage, certes, mais aussi l’anti-bourgeoisie de l’auteur qui n’aurait pu se résoudre à camper ses neuf nouvelles dans la frivolité de l’original.
Au contraire, Pasolini veut retrouver le caractère le plus fondamental du Décaméron et des particularités qui dépassent de loin son contexte d’écriture et de diffusion. Le recueil de nouvelles composé de 101 récits rédigés aux alentours de 1350 mettait en mots la fuite de bourgeois craignant la peste noire. Installés sur le haut d’une colline non loin de la capitale florentine, ils se donnent pour jeu, question de passer le temps, la narration de dix contes pendant dix jours (d’où le tire Décaméron). À chaque nouveau chapitre, Boccace raconte le début du jour et comment, tour à tour, les dix rêveurs et poètes endimanchés encapsulent les désirs romantiques de leur époque pendant que dehors se meurt l’Europe. Le contraste est puissant, engagé même, car le poète écrit en toscan, langue vulgaire à une époque où le latin domine les écrits officiels de la politique comme des arts. Il écrit, comme Dante et Pétrarque quelques années avant lui, pour se faire comprendre du peuple et, par le fait même, pour lui donner sa toute première littérature populaire de l’Histoire occidentale.
En parallèle, Florence symbolise les premiers coups de génie du Quattrocento et de la Renaissance. Cette Italie, belle, prestigieuse et historicisée, Pasolini n’en veut pas, il fuit son paradis terrestre et c’est précisément pour ces raisons qu’il amène Boccace à Naples, la ville la plus densément peuplée d’Europe où son grand projet d’adaptation aura enfin les échos qu’il lui cherchait. Si Boccace servait une leçon de morale en opposant le dispositif narratif des bourgeois aux morts de la peste, Pasolini oppose son Italie qui amorce ses années de plomb à sa vision naturaliste de la sexualité et du désir.
Ses plans sont larges, encerclent un décor ambitieux (résultat d’une première collaboration avec Alberto Grimaldi, producteur de Bertolucci, Fellini et Leone) et présentent une sélection d’extraits étudiés de l’œuvre originale où la mise en valeur des pouvoirs religieux et sexuels est particulièrement éloquente. Entre chaque épisode, nous revenons au personnage récurrent interprété par Franco Citti, puis à un peintre (Pasolini lui-même) chargé de livrer une fresque pour l’église de la ville. Disciple de Giotto, il intervient à mi-chemin dans le film et précise le discours de l’auteur : trois instances narratrices se succèdent (le vieux conteur qui lit Boccace dans la ruelle, le pécheur revenu des morts et le peintre), trois personnages qui se chargent de transmettre une morale directement ou indirectement issue du Décaméron.
C’est-à-dire qu’en plus d’adapter l’une des œuvres les plus ambitieuses de la littérature italienne avec brio, Pasolini inclut dans son adaptation un éloge émouvant du pouvoir du récit dont le propre serait d’augmenter la réalité observée. C’est ainsi qu’on voit le peintre hésiter sans cesse devant sa toile, à se demander comment, par un choc visuel, il pourrait provoquer une illumination spirituelle. Sa réponse, s’intégrant au Décaméron de Pasolini et non à celui de Boccace, prend la forme d’un plan fixe sur la fresque complétée et jouée sur scène qu’il aperçoit dans un songe lors de la dernière nuit du film. Le lendemain, lorsqu’il fête la finition du deuxième panneau de son triptyque, il se retourne vers le mur et se demande pourquoi faut-il terminer une œuvre quand il est si magnifique de seulement la rêver. Aussitôt dit, le film se clôt, sans plus rien dire, nous laissant sur l’ultime énigme de la création.
Sans obéir à une gradation dramatique particulière, Le Décaméron parvient en outre à alterner des séquences férocement violentes et d’autres qui jouissent d’un humour grivois tout à fait maîtrisé. Les épisodes de rencontres amoureuses suivent ceux où des meurtres viennent régler des batailles de pouvoir (masculin, familial) démontrées par des plans explicites qui ne lésinent ni sur les sexes ni sur les matières abjectes qui marquent l’imaginaire rageur de Pasolini (les excréments, le sang, les fluides, bref, tous les liquides qui rappellent la corporalité fragile de l’Homme). Nettement plus calme et posé que ses films précédents, Le Décaméron est d’une étonnante beauté plastique, particulièrement lors du segment dédié à la peinture et celui chez les nonnes. La caméra de Pasolini préfère les tons sobres, ce qui permet, lorsque les couleurs les plus vivaces se mêlent à l’image, d’aboutir à des plans pétillants qui embellissent un récit où les personnages apparaissent rarement sous leur meilleur jour.
À ce titre, l’adaptation de Pasolini contient en elle une part de cynisme et de distanciation qui faisait évidemment défaut à l’original. Les qualités critiques du livre sont donc accentuées, puis l’opulence de son contexte écarté en échange d’une réflexion plus circonscrite autour de l’art de narrer. Mais alors que Pasolini nous abandonne en se questionnant sur le besoin de terminer un récit (en peinture comme au cinéma), il semble que son film contient déjà en lui les réponses attendues : achever une œuvre, c’est d’abord et avant tout la rendre disponible, la délivrer des entraves du créateur, du montage ou de l’échafaudage de la fresque.
Implicitement, Le Décaméron de Pasolini milite donc pour l’importance de la mise en récit des maux du monde et initie une « trilogie de la vie » composée exclusivement de recueils de contes qu’il adapte en les interprétant comme les trois récits fondateurs des littératures italienne, anglaise et arabe. À chaque reprise, il se réapproprie leurs archétypes, exploite leurs clichés pour transformer ces fabliaux en satires. Après avoir réalisé des récits finis (L’Évangile selon saint Matthieu au premier chef), l’auteur se penche à présent sur les récits infinis où l’inachevé fait la forme. Inépuisables, ils ne rayonnent non pas d’un seul héros, mais bien de centaines de personnages, des vivants, des amoureux, des tueurs, tous consacrés par des micro-portraits formés à coups de touches et de retouches inépuisables, des indécisions, des indices créatifs intrinsèquement révélateurs du génie d’un artiste éternellement insatisfait.