La traversée – Florence Miailhe
Dans le paysage du cinéma d’animation contemporain, certaines œuvres se distinguent non seulement par leur propos mais aussi par leur approche artistique singulière. La Traversée (2021) de Florence Miailhe appartient indéniablement à cette catégorie d’œuvres exceptionnelles. Premier long-métrage de cette artiste reconnue pour ses courts-métrages primés, ce film représente une prouesse artistique et narrative qui aborde l’un des sujets les plus brûlants de notre époque – l’exil et la migration – à travers une technique d’animation unique et profondément personnelle.
La visionnaire derrière l’œuvre
Florence Miailhe occupe une place à part dans le monde de l’animation. Formée aux arts décoratifs, cette artiste française a développé au fil des décennies une signature visuelle immédiatement reconnaissable, caractérisée par l’animation de peintures à l’huile et de matériaux malléables. Ses courts-métrages comme Schéhérazade (1995), Au premier dimanche d’août (2000, Prix du jury à Cannes) ou Conte de quartier (2006) lui ont valu une reconnaissance internationale et ont établi sa réputation d’artiste-auteure exigeante et innovante.
La genèse de La Traversée s’inscrit dans un parcours de création au long cours. Le projet, conçu initialement au début des années 2010, s’inspire en partie de l’histoire familiale de Miailhe, dont les grands-parents ont fui les pogroms d’Odessa. Cette dimension personnelle, associée à l’actualité brûlante des crises migratoires contemporaines, confère au film une profondeur émotionnelle particulière. La collaboration avec la scénariste Marie Desplechin, romancière reconnue, a permis d’affiner un récit qui entrelace habilement conte initiatique et témoignage sur l’une des grandes tragédies de notre temps.
La réalisation du film représente en elle-même une odyssée créative : plus de huit années de travail, impliquant de multiples studios en France, République tchèque et Allemagne, ont été nécessaires pour donner vie à cette œuvre ambitieuse et singulière.
Une technique d’animation unique
La caractéristique la plus immédiatement frappante de La Traversée réside dans sa technique d’animation exceptionnelle. Florence Miailhe a réalisé l’intégralité du film en peinture animée, travaillant sur des plaques de verre avec de la peinture à l’huile et des matériaux comme la gouache et le pastel. Cette technique, qui consiste à modifier progressivement la même peinture pour créer le mouvement, confère au film une texture vivante et une organicité rarement vue dans l’animation contemporaine.
Chaque image du film est littéralement peinte à la main, puis légèrement modifiée pour l’image suivante, dans un processus patient et méticuleux qui s’apparente davantage à la pratique d’un peintre qu’à celle d’un animateur traditionnel. Cette approche génère une fluidité particulière, où les formes et les couleurs semblent constamment en transformation, à l’image des identités mouvantes des personnages et des paysages qu’ils traversent.
La palette chromatique vibrante du film, dominée par des ocres, des rouges et des bleus profonds, évoque tout à la fois l’expressionnisme allemand, les tableaux de Chagall et la peinture naïve d’Europe de l’Est. Cette richesse visuelle n’est jamais gratuite mais participe pleinement à la narration : les couleurs s’assombrissent dans les moments de danger, s’éclaircissent dans les scènes d’espoir, traduisant visuellement les émotions des protagonistes.
L’approche graphique de Miailhe, qui privilégie la suggestion sur la définition précise, crée un univers onirique où les corps et les paysages se métamorphosent constamment. Cette qualité métamorphique reflète parfaitement le thème central du film : la transformation identitaire qu’implique l’expérience de l’exil.
Un récit universel et intemporel
L’intrigue de La Traversée suit le périple de Kyona et Adriel, un frère et une sœur contraints de fuir leur village natal lorsque des milices violentes s’en prennent à leur communauté. Séparés de leurs parents dans le chaos, les deux enfants entament une longue odyssée à travers des pays inconnus, confrontés à l’hostilité, l’exploitation, mais aussi à la solidarité et à l’entraide.
Leur voyage les mène de camps de réfugiés en fermes isolées, de villes hostiles en refuges précaires. Au fil de leur périple, ils rencontrent d’autres exilés et marginaux : Iskender, un jeune homme qui deviendra le premier amour de Kyona ; la troupe de Jon, qui les initie à l’art du cambriolage ; ou encore Madame Prudence, qui les recueille pour les exploiter dans son atelier clandestin.
Bien que le récit s’inspire clairement des crises migratoires contemporaines, Miailhe fait le choix délibéré de situer son histoire dans un espace-temps indéfini, évoquant tout à la fois l’Europe de l’Est du début du XXe siècle et l’actualité la plus brûlante. Cette démarche universalise le propos, transformant une histoire particulière en conte intemporel sur le déracinement et la résilience.
Le scénario, co-écrit avec Marie Desplechin, évite l’écueil du misérabilisme en insufflant une dose de merveilleux et d’espoir dans cette traversée difficile. La structure narrative, qui emprunte au conte initiatique, permet d’aborder des réalités dramatiques – séparation familiale, trafic d’êtres humains, exploitation – avec une sensibilité qui les rend accessibles sans en diminuer la gravité.
Une exploration profonde de l’identité et de l’altérité
Au-delà de sa dimension sociale et politique évidemment prégnante, La Traversée propose une réflexion nuancée sur les notions d’identité, d’appartenance et d’altérité.
Kyona, l’héroïne principale, est une artiste en devenir qui documente son périple dans un carnet de dessins. Cette mise en abyme – l’artiste qui dessine au sein d’un film d’animation – devient une métaphore puissante de la façon dont l’art peut préserver la mémoire et l’identité face au déracinement. Ses dessins constituent à la fois un témoignage, un journal intime et un fil d’Ariane qui maintient le lien avec ses origines.
Le film explore également la tension entre la préservation de l’identité culturelle et la nécessaire adaptation au nouvel environnement. Les enfants doivent parfois dissimuler leurs origines, apprendre de nouvelles langues, adopter de nouveaux comportements pour survivre. Cette négociation permanente entre fidélité à soi et transformation nécessaire constitue l’un des fils rouges du récit.
La question du regard sur l’autre traverse tout le film. Les exilés sont tantôt objets de peur, de rejet, d’exploitation, tantôt accueillis avec compassion et solidarité. Cette multiplicité des réactions face à l’étranger, loin de tout manichéisme, reflète la complexité des sociétés humaines confrontées à l’altérité.
Une dimension politique sans didactisme
L’un des accomplissements remarquables de La Traversée réside dans sa capacité à aborder des questions politiques brûlantes sans jamais tomber dans le didactisme ou la simplification. Le film ne désigne pas explicitement de coupables, ne propose pas de solutions toutes faites, mais invite à une réflexion profonde sur les mécanismes de l’exclusion et de la violence.
Les persécuteurs des protagonistes ne sont pas représentés comme des monstres unidimensionnels mais comme le produit d’une mécanique sociale et politique qui transforme la peur de l’autre en violence organisée. La montée des nationalismes, l’instrumentalisation politique de la xénophobie, l’exploitation économique des plus vulnérables sont évoquées avec subtilité à travers des situations concrètes qui résonnent avec l’actualité contemporaine.
En situant son récit dans un espace-temps indéfini qui évoque aussi bien les totalitarismes du XXe siècle que les crises migratoires actuelles, Miailhe suggère la nature cyclique et récurrente des persécutions et des exodes forcés. Cette perspective historique élargie confère au propos une profondeur particulière qui transcende l’immédiateté de l’actualité.
La dimension sonore et musicale
La bande sonore de La Traversée, composée par Philipp E. Kümpel et Andreas Moisa, joue un rôle crucial dans l’expérience du film. La musique, aux influences tziganes et d’Europe de l’Est, fait écho aux origines suggérées des protagonistes tout en accompagnant émotionnellement leur périple. Les instruments à cordes traditionnels (violon, violoncelle) dominent une partition qui alterne entre mélancolie et espoir.
Le design sonore, remarquablement travaillé, compense parfois la nature suggestive des images en ancrant certaines scènes dans une réalité sensorielle précise. Les ambiances sonores des différents espaces traversés – forêts, camps, villes, fermes – créent une géographie auditive qui guide le spectateur à travers ce monde en perpétuelle transformation visuelle.
La voix off de Kyona adulte, qui encadre le récit, apporte une dimension supplémentaire en suggérant que, malgré les épreuves, l’histoire possède une forme de résolution. Cette structure narrative offre un contrepoint d’espoir essentiel à la dureté des situations représentées.
Une œuvre pour tous les publics ?
La question de l’accessibilité de La Traversée mérite d’être posée tant le film s’éloigne des codes dominants de l’animation commerciale. Son rythme contemplatif, son esthétique picturale et les thèmes graves qu’il aborde pourraient sembler le destiner à un public adulte ou cinéphile.
Pourtant, Florence Miailhe a conçu son film comme une œuvre accessible aux adolescents et même aux enfants à partir de 10-11 ans. Cette ambition repose sur plusieurs choix judicieux : l’adoption de la structure du conte initiatique, familière aux jeunes spectateurs ; la présence de protagonistes adolescents auxquels ils peuvent s’identifier ; et surtout, le traitement pictural qui permet d’aborder des réalités dures avec une certaine distance poétique.
La dimension symbolique et onirique des images crée un espace de médiation qui rend accessibles des thématiques complexes sans les édulcorer. Cette approche rappelle la tradition des contes traditionnels qui, sous leur apparente simplicité, abordent des réalités sombres de l’existence humaine.
Le film fonctionne ainsi à plusieurs niveaux de lecture : les plus jeunes spectateurs y verront une aventure périlleuse et émouvante, tandis que les adolescents et adultes pourront en apprécier les dimensions politiques, sociales et esthétiques plus complexes.
L’héritage d’une œuvre singulière
Dans le paysage cinématographique contemporain, La Traversée occupe une place singulière qui témoigne de la vitalité de l’animation d’auteur. À contre-courant des productions standardisées et des techniques numériques dominantes, le film de Miailhe s’inscrit dans une lignée d’œuvres qui considèrent l’animation comme un art plastique à part entière.
Son approche fait écho au travail d’autres artistes-animateurs comme l’Américaine Caroline Leaf, le Russe Alexandre Petrov ou le Canadien Theodore Ushev, qui ont également exploré les possibilités expressives de la peinture animée. Elle témoigne d’une résistance salutaire à l’homogénéisation des techniques et des esthétiques.
Sur le plan thématique, La Traversée enrichit le corpus croissant d’œuvres cinématographiques qui tentent de donner forme et visage à l’expérience de l’exil et de la migration, sujet définitoire de notre époque. Sa particularité est d’aborder ce thème avec une sensibilité artistique qui transcende l’approche documentaire ou strictement réaliste.
Le film a connu un parcours remarquable dans les festivals internationaux et auprès de la critique, récoltant de nombreuses distinctions dont le prix du jury au Festival d’Annecy, référence mondiale de l’animation. Cette reconnaissance confirme qu’il existe un public pour des œuvres d’animation ambitieuses qui ne sacrifient ni leur exigence artistique ni la profondeur de leur propos sur l’autel de l’accessibilité commerciale.
Conclusion
La Traversée de Florence Miailhe s’impose comme une œuvre majeure du cinéma d’animation contemporain. Par son esthétique picturale unique, son approche sensible d’un sujet brûlant et sa narration qui puise aux sources universelles du conte, le film offre une expérience cinématographique d’une richesse rare.
En choisissant l’animation de peinture pour évoquer l’odyssée de deux enfants déracinés, Miailhe crée une correspondance parfaite entre fond et forme : la fluidité constante des images, où rien n’est fixe ni définitif, reflète admirablement l’expérience du déplacement forcé et de la transformation identitaire qu’il implique.
Au-delà de ses qualités esthétiques incontestables, le film touche par son humanisme profond et sa capacité à transformer une réalité souvent réduite à des statistiques et des enjeux politiques abstraits en expérience humaine incarnée, sensible, à laquelle le spectateur peut s’identifier émotionnellement.
Dans un monde où les mouvements migratoires continuent de s’amplifier sous la pression des conflits, des inégalités économiques et bientôt des bouleversements climatiques, La Traversée apparaît comme une œuvre non seulement belle et émouvante, mais nécessaire. Elle nous rappelle, à travers le pouvoir unique de l’art et de la poésie visuelle, notre humanité commune et la résilience extraordinaire de ceux qui traversent frontières et épreuves à la recherche d’un avenir meilleur.