Destino – Salvador Dali
Dans l’histoire du cinéma d’animation, certains projets prennent des allures de légendes avant même leur achèvement. « Destino » appartient indéniablement à cette catégorie rare. Né de la collaboration improbable entre Salvador Dalí, génie excentrique du surréalisme, et Walt Disney, pionnier de l’animation grand public, ce court-métrage de sept minutes a connu un destin aussi fascinant que tumultueux. Initié en 1945, abandonné en 1946 pour des raisons financières, puis miraculeusement ressuscité et achevé en 2003 par les studios Disney, « Destino » représente une rencontre artistique unique entre deux visions créatives a priori antagonistes. Le résultat est une œuvre hypnotique qui traduit en mouvement les obsessions visuelles de Dalí, nous plongeant dans une romance surréaliste où le temps, l’amour et la métamorphose s’entrelacent dans une danse onirique perpétuelle.
Une collaboration inattendue
L’histoire de « Destino » commence en 1945, lors d’un dîner à Hollywood où Dalí et Disney se rencontrent. Malgré leurs univers artistiques radicalement différents – Disney étant associé à un divertissement familial accessible, Dalí à un art provocateur et énigmatique – les deux hommes développent une admiration mutuelle. Disney, toujours en quête d’innovation, propose à Dalí de collaborer sur un court-métrage expérimental qui s’inscrirait dans la lignée de « Fantasia » (1940), œuvre où le studio avait déjà exploré les frontières entre musique classique et animation d’avant-garde.
Pour Dalí, alors en pleine période hollywoodienne (il avait notamment collaboré avec Alfred Hitchcock sur la séquence de rêve de « Spellbound »), cette proposition représente une opportunité d’explorer de nouvelles formes d’expression de son imaginaire. Il accepte avec enthousiasme et commence à travailler avec l’animateur John Hench, développant story-boards, croquis et peintures préparatoires.
Le projet initial était ambitieux : mettre en images la chanson « Destino » du compositeur mexicain Armando Dominguez, à travers une histoire d’amour entre Chronos, personnification du temps, et une mortelle. Cette trame narrative, apparemment simple, devait servir de fil conducteur à une explosion d’images surréalistes typiquement daliennes.
L’abandon et la résurrection
Après huit mois de travail intensif qui avaient produit environ 18 secondes d’animation et une abondance de matériel préparatoire, le projet fut brutalement interrompu en 1946. Les difficultés financières de Disney après la Seconde Guerre mondiale, combinées à l’aspect expérimental et potentiellement non commercial du film, conduisirent à l’abandon de « Destino ». Les dessins, story-boards et concepts furent archivés et tombèrent progressivement dans l’oubli.
Ce n’est qu’en 1999, plus de cinquante ans après, que le projet connut une résurrection inattendue. Roy E. Disney, neveu de Walt, redécouvrit le matériel d’origine lors de la production du film « Fantasia 2000 » et décida de compléter l’œuvre inachevée. Il confia cette tâche délicate au réalisateur français Dominique Monfery et à une équipe d’animateurs qui travaillèrent pendant près de quatre ans pour donner vie à la vision originale de Dalí, s’appuyant sur les nombreux documents d’archive.
Le film achevé fut présenté au Festival international du film d’animation d’Annecy en juin 2003, puis sélectionné aux Oscars dans la catégorie du meilleur court-métrage d’animation en 2004. Sa sortie au grand public resta toutefois limitée, « Destino » étant principalement visible lors d’expositions ou d’événements spéciaux, avant d’être finalement inclus dans certaines éditions DVD et Blu-ray de Disney.
Un voyage surréaliste en mouvement
Le génie créatif de Salvador Dalí s’exprime pleinement dans l’univers visuel extraordinaire de « Destino ». Le film s’ouvre sur une étendue désertique où se dresse une figure féminine surréaliste, composée d’un torse de femme prolongé par une tour en forme de cloche. Cette silhouette emblématique, qui semble tout droit sortie d’une toile de Dalí, établit d’emblée le ton onirique et métamorphique de l’œuvre.
S’ensuit une série de séquences visuellement stupéfiantes où les objets et les personnages se transforment continuellement. Un danseur de baseball se change en danseuse de ballet, un visage émerge d’une coquille d’escargot, des yeux flottent dans le ciel, des montres molles (motif emblématique de Dalí) se dissolvent en fourmis… Ces métamorphoses incessantes, caractéristiques du langage surréaliste, trouvent dans l’animation un médium idéal, capable de rendre fluides et naturelles les transformations les plus improbables.
La femme et l’homme qui incarnent les protagonistes de cette romance cosmique évoluent dans des décors qui défient les lois de la physique et de la logique. Ils se poursuivent à travers des architectures impossibles, des paysages doubles aux perspectives trompeuses, et des espaces où le temps semble tantôt figé, tantôt accéléré. L’influence des toiles les plus célèbres de Dalí est évidente, notamment « La Persistance de la mémoire » avec ses horloges fondantes, ou « Le Grand Masturbateur » avec ses formes organiques ambiguës.
La séquence la plus spectaculaire du film montre peut-être la danseuse qui évolue sur un plateau de jeu de dames géant, poursuivie par une tour en forme de cloche qui se déplace comme une pièce d’échecs. Cette chorégraphie surréaliste, où l’érotisme sublimé se mêle à une angoisse diffuse, condense parfaitement l’esthétique de Dalí et sa vision de l’amour comme jeu cosmique dangereux et fascinant.
Une technique d’animation hybride
L’une des caractéristiques les plus remarquables de « Destino » dans sa version achevée est son approche hybride de l’animation. Les réalisateurs de 2003 ont choisi de combiner animation traditionnelle 2D, éléments en images de synthèse 3D et parfois même des séquences en prise de vue réelle, créant un ensemble visuellement cohérent qui reste fidèle à l’esprit de Dalí tout en utilisant des technologies qu’il n’aurait pu imaginer.
Cette approche technique multiple permet de recréer avec précision les effets visuels spécifiques à l’œuvre de Dalí : la qualité photographique de certains éléments, les ombres dramatiques, les textures particulières et les déformations spatiales qui caractérisent ses peintures. L’animation 3D, utilisée avec parcimonie et toujours intégrée à l’animation traditionnelle, ajoute une profondeur et une fluidité aux métamorphoses qui auraient été difficiles à obtenir autrement.
Les animateurs ont également reproduit avec une fidélité remarquable le trait de Dalí, sa manière de représenter les drapés, les corps humains et les paysages. Cette attention aux détails stylistiques assure une continuité visuelle avec l’œuvre picturale de l’artiste catalan, transformant « Destino » en une sorte de galerie dalienne en mouvement.
Une bande-son envoûtante
La dimension sonore de « Destino » joue un rôle essentiel dans l’expérience globale du film. La chanson originale d’Armando Dominguez, interprétée par Dora Luz, avec ses inflexions latino-américaines mélancoliques, crée une toile de fond émotionnelle qui contraste subtilement avec l’étrangeté des images. Les paroles, qui évoquent un amour transcendant le temps et l’espace, entrent en résonance avec le thème visuel du film.
La musique a été réarrangée pour la version de 2003 par le compositeur Michael Starobin, qui a su préserver l’esprit de la composition originale tout en l’enrichissant d’orchestrations contemporaines. Les effets sonores, utilisés avec parcimonie, accentuent certaines transitions et métamorphoses sans jamais dominer l’expérience visuelle.
L’absence de dialogue renforce la dimension universelle et onirique de l’œuvre, laissant les images et la musique communiquer directement avec l’inconscient du spectateur, à la manière d’un rêve qui se déploierait sur l’écran.
Une œuvre à multiples niveaux de lecture
« Destino », comme toute œuvre surréaliste authentique, se prête à de multiples interprétations. Au premier niveau, on peut y voir une simple histoire d’amour impossible entre deux êtres que tout sépare – une thématique universelle qui traverse les cultures et les époques. La poursuite sans fin des deux protagonistes, leurs rencontres fugaces et leurs séparations répétées évoquent les difficultés de la connexion humaine.
À un niveau plus symbolique, le film explore la relation complexe entre le temps (Chronos) et l’humanité. Les horloges molles, les sabliers, les cycles solaires qui ponctuent le film rappellent l’obsession de Dalí pour la temporalité fluide et subjective. La transformation constante des personnages et des paysages peut être lue comme une méditation sur l’impermanence et le caractère illusoire de la réalité matérielle.
Certains commentateurs ont également proposé des lectures psychanalytiques de « Destino », y voyant l’expression de désirs inconscients et de pulsions réprimées – une approche cohérente avec l’intérêt de Dalí pour les théories freudiennes et son exploration des mécanismes du rêve et du désir dans ses œuvres picturales.
Un pont entre art d’élite et culture populaire
L’une des dimensions les plus fascinantes de « Destino » réside dans sa position unique à l’intersection de l’art d’avant-garde et de la culture populaire. Cette collaboration entre Dalí, figure emblématique de l’art surréaliste considéré comme élitiste et provocateur, et Disney, symbole du divertissement familial américain, représente une tentative audacieuse de réconcilier ces deux mondes apparemment incompatibles.
Dans les années 1940, cette association pouvait sembler presque scandaleuse. Disney était alors perçu comme le chantre d’un certain conservatisme américain, tandis que Dalí incarnait la subversion européenne. Pourtant, les deux créateurs partageaient une fascination commune pour l’innovation technique, les possibilités de l’image en mouvement et la création de mondes imaginaires cohérents bien que détachés de la réalité quotidienne.
Aujourd’hui, « Destino » peut être vu comme un précurseur des nombreuses collaborations contemporaines entre l’art expérimental et les industries créatives grand public. Son existence même témoigne de la porosité possible entre ces univers souvent considérés comme antagonistes.
Une influence durable sur l’animation contemporaine
Bien que relativement peu vu par le grand public, « Destino » a exercé une influence notable sur l’animation contemporaine, particulièrement dans ses formes les plus expérimentales et artistiques. On peut percevoir son héritage dans des œuvres aussi diverses que les films de Sylvain Chomet (« Les Triplettes de Belleville »), certaines séquences oniriques du Studio Ghibli, ou le travail d’animateurs indépendants comme Don Hertzfeldt.
L’approche de « Destino », qui privilégie la métamorphose visuelle sur la narration conventionnelle, a contribué à légitimer des formes d’animation plus abstraites et poétiques, même au sein des grands studios. Certaines séquences de films Disney/Pixar récents, notamment les passages les plus expérimentaux de « Soul » ou « Inside Out », semblent porter l’empreinte lointaine de cette collaboration pionnière entre Disney et Dalí.
Par ailleurs, la technique hybride développée pour la version de 2003, mêlant animation traditionnelle et numérique, a ouvert des voies créatives que de nombreux animateurs contemporains continuent d’explorer, cherchant à préserver la chaleur et l’expressivité du dessin à la main tout en exploitant les possibilités des nouvelles technologies.
Une œuvre qui transcende le temps
Le destin singulier de « Destino » – conçu dans les années 1940, oublié pendant plus d’un demi-siècle, puis ressuscité au début du XXIe siècle – lui confère une dimension presque mythique. Ce film semble avoir échappé à son époque d’origine pour nous parvenir comme un message en provenance d’un univers parallèle où Dalí et Disney auraient pleinement développé leur collaboration.
Cette temporalité disjointe fait écho, de façon métanarrative, au thème même du film : le temps qui s’étire, se contracte, se boucle sur lui-même. « Destino » apparaît ainsi comme une œuvre qui transcende non seulement les catégories artistiques, mais aussi les époques, nous rappelant que certaines visions créatives sont si puissantes qu’elles finissent toujours par trouver leur chemin vers la lumière, même après des décennies d’obscurité.
Conclusion
« Destino » de Salvador Dalí et Walt Disney s’impose, malgré (ou peut-être grâce à) son parcours chaotique, comme une œuvre unique dans l’histoire du cinéma d’animation. À la fois testament artistique d’une collaboration improbable et pont entre des mondes créatifs souvent séparés, ce court-métrage continue de fasciner par sa beauté énigmatique et sa capacité à traduire en mouvement l’imaginaire surréaliste.
Pour les amateurs d’art surréaliste, « Destino » offre une expérience rare : voir les tableaux de Dalí s’animer, ses obsessions visuelles prendre vie et se métamorphoser sous nos yeux. Pour les passionnés d’animation, le film représente une exploration audacieuse des possibilités expressives du médium, libéré des contraintes narratives conventionnelles. Pour les historiens de la culture, enfin, cette œuvre témoigne des dialogues féconds qui peuvent s’établir entre art d’avant-garde et culture populaire.
Dans un monde artistique souvent cloisonné, « Destino » nous rappelle que les frontières entre « haute » et « basse » culture sont plus perméables qu’il n’y paraît, et que les rencontres les plus improbables peuvent engendrer des œuvres d’une beauté intemporelle. La vision partagée de Dalí et Disney, malgré les décennies qui séparent sa conception de sa réalisation finale, continue de nous inviter à un voyage onirique où le temps, l’amour et l’art se fondent en une danse perpétuelle – un destino, un destin, qui transcende les limites ordinaires de notre perception.