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Thrènes – Jean-Joseph Rabearivelo

Thrènes – Jean-Joseph Rabearivelo

I

Pour Esther Razanadrasoa

Toi qui es partie avec le jour
et qui es ainsi entrée dans une nuit à deux remparts,
les mots humains ne peuvent plus te rejoindre,
ni te couronner ces hampes florales
que sont devenus les bourgeons éclatant aux arbres d’Imerina
le matin même du jour où tu nous quittas.

Une porte de pierre nous sépare :
une porte de vent divise nos vies.
Dors-tu sur la terre rouge où tu es couchée,
sur cette terre rouge où l’herbe elle-même ne pousse pas,
mais où il y a des fourmis aveugles qu’enivre
le vin des raisins noirs de tes yeux ?

Dors-tu, ou parles-tu avec nos amis
qui t’avaient devancée dans l’Inconnu ?
Que divine a dû être votre nouvelle rencontre
au bord du fleuve que nous n’avons pas encore passé !
Vous vous disiez des poèmes que nous n’entendrons plus,
les poèmes qui n’avaient pas fleuri vos lèvres vivantes…

Ici, les mêmes arbres nous entourent,
les mêmes hommes nous adressent la parole,
les mêmes hommes qui ne nous ont jamais compris
et devant lesquels nous avons plus d’une fois chanté
ensemble- mais pour nous-mêmes…

J’en suis excédé. Mais voici des pages encore blanches
qui dorment parmi tes manuscrits
et parmi les livres que tu nous a laissés.
Seul le deuil, seul le silence
y tracent des signes inutiles
et déposent, après, leur signature de néant ;

et c’est nous, qui les remplirons de chants
pour perpétuer ton souvenir,
toi dont la bouche est scellée sous la terre,
toi qui ne sens plus les fleurs pousser autour de toi,
toi qui es devenue un pur silence
et qui ne chanteras plus que par nos lèvres ?

II

Pour une jeune femme
morte au bord d’une mer
 septentrionale

Il est une lune qui vient de chavirer
dans le sable
au bord d’une mer septentrionale ;
mais il est une étoile, née d’elle,
qui nous est restée
et qui lui ressemble comme une image.

Enlisée,
il est une pirogue d’argent renversée
qu’emprisonnent les racines des palétuviers,
et qui nourrit et embellit la vieillesse des arbres
avec sa propre jeunesse perdue.

Pauvres images,
encore que s’y ajoutent les ébauches de tant d’autres
qui sont évanescentes en ma pensée,
pour commémorer ton infortune,
ô jeune femme, ô jeune femme
qui as fermé les yeux à la lumière
tandis que le soleil naissait dans les palmiers
et que le bruit de la mer y cherchait un reflet sonore.

Maintenant, c’est le silence des coquillages qui t’entoure,
ô frêle chair bue par les coraux !
Les merveilles de la vie qui continuent
sont des songes que tu ne vois et n’entends pas dans ton sommeil :
les ailes de ces grands oiseaux blancs
qui viennent avec la lune naissante,
et les funérailles du vent
au cimetière désertique du sable,
et le chant de celles qui vivent encore
et cueillent par brassées les fleurs arénaires –
tout cela, ô mon amie,
n’est plus que comme ces herbes
qui s’effeuillent vainement sur ta poitrine
aspirée par une mer septentrionale !

Je préfère fermer les yeux et contempler
le réveil de cette mer que je franchirai un jour ;
je préfère y regarder les pirogues à balancier
qui s’équilibrent au milieu des flots,
comme ce pur bonheur
qu’on n’acquiert que dans l’infortune dont on triomphe.

Je préfère, je préfère…
J’ai prononcé le nom du bonheur –
devant toi, ô jeunesse brisée !

Et qu’importe !
N’est-ce pas, d’après moi, une tombe vide qui te garde captive,
ô toi que je ne verrai plus
que lorsque mes tempes seront cousues de fils blancs,
et que me regardera avec tes propres yeux
fleuris de jeunesse éternelle,
cet enfant qui vient de naître au bord d’une mer septentrionale.

III

Pour une petite phtisique

Une poignée de cendres
déposée sur une pierre froide
et qui ne fait même pas vivre une cépée d’herbes ;
une pincée de cendres
qui ne blesse même pas les yeux
quand souffle un vent errant –
et quoi de plus,
ô flamme ardente, ô torche vivante
renversée sous la terre rouge ?

Hier, c’était un feu intérieur qui te consumait
et qui jaillissait de tes yeux
comme de deux sources jumelles
aux alentours incendiés ;
et quiconque croisait ton regard
avait les yeux brûlés aussi,
à moins de se détourner vite
et de te fuir comme une vache furieuse,
toi qui n’avais ni beauté ni grâces,
mais qui attirais comme une belle femme en deuil
ou comme un jeune homme moribond.

Moi, c’étaient les ombres d’autres hommes que je suivais,
que j’interrogeais et écoutais
chaque fois que le soir déroulait sa longueur sur ton front
et faisait croître la nuit dans ta chevelure au parfum de terre –
c’était cette lignée d’hommes divins,
cette dynastie de rois déchus
qu’illustrent des noms de poètes.

Keats apparaissait le premier comme une lune
émergeant de songes inconnus ;
Keats, qui vint verser le dernier souffle de sa vie
au pays soleilleux de Corrazini et de Gozzano
qui lui forment encore un cortège de chants fraternels.
Il y avait une urne grecque
dans ses mains devenues ombres et vent ;
puis je voyais son frère Endymion
qui y buvait l’oubli de la déesse.

Puis voici Chopin
venu des terres glacées
avec sa soif de bonheur
éteinte à la fontaine de la tristesse.
Voici Laforgue
qui se plaint de la vie trop quotidienne
et qui fume de très fines cigarettes
aux nez des dieux pollus,
et ses volutes de fumée parfumée
qui obombrent le fantôme maladif de Samain…

Mais tu n’es plus. Adieu, ô petite phtisique!
Ces ombres immortelles auront déjà couru à ta rencontre,
et je ne les reverrai plus dans tes yeux –
tes yeux qui se sont fondus avec les leurs
et qui ne peuvent plus étinceler qu’au pays de ce Chant
qui ne cesse de résonner en moi,
loin de tes cendres déjà dispersées.

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