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Sordide – Fernando Pessoa

Sordide – Fernando Pessoa

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… sordides comme les buts de la vie que nous vivons tous, sans nous être proposé réellement de tels buts.

La plupart des hommes, sinon la totalité, vivent une vie sordide : ils sont sordides dans toutes leurs joies, et dans presque toutes leurs douleurs, sauf celles causées par la mort, car celles-ci participent au Mystère (et la vie s’y donne alors un démenti à elle-même).

J’entends, filtrés par mon inattention, les bruits qui montent, dispersés et fluides, en vagues interfluentes, résonnant au hasard et naissant au-dehors, comme s’ils me parvenaient d’un autre monde : cris des vendeurs, qui offrent du naturel : des légumes, ou du social : des billets de loterie ; grincement arrondi de roues (charrettes et carrioles qui avancent en cahots rapides) ; des automobiles, plus perceptibles par leur mouvement que par la rotation de leurs roues ; l’agitation d’un quelque chose-chiffon à une fenêtre quelconque ; le sifflotement d’un gamin, l’éclat de rire à l’étage au-dessus, le gémissement métallique du tram dans la rue d’à côté ; ce qui, mélangé, émerge du transversal ; des hauts, des bas, des silences montant de la diversité ; le trafic et ses à-coups tonitruants ; un bruit de pas ; débuts, milieu et fins de voix entremêlées — et tout cela existe pour moi, qui dors en le pensant comme une pierre enfouie dans l’herbe et qui, d’une certaine façon, épie le monde sans bien se sentir à sa place.

Ensuite, et tout à côté, c’est de l’intérieur de la maison que les sons viennent confluer avec les autres : les pas, la vaisselle, le balai, la chanson interrompue (un fado, peut-être) ; l’agacement à cause de ce qui manque sur la table ; les cigarettes qu’on réclame et qui sont restées sur la commode — tout cela, c’est le réel, ce réel anaphrodisiaque qui ne pénètre pas dans mon imagination.

Légers, les pas de la petite bonne, ses pantoufles que je revois mentalement, en canevas rouge et noir — et, si je les revois avec cette netteté, le bruit prend quelque chose de ce canevas rouge et noir ; plus fermes et plus sûrs d’eux, les bruits de bottes du fils de la maison, qui part sur un « à tout à l’heure » sonore, coupé en deux par le claquement de la porte, qui avale l’écho de « …l’heure » venant après « tout » ; un calme soudain, comme si le monde s’arrêtait ici, à ce quatrième étage ; bruit de vaisselle qu’on s’apprête à laver ; de l’eau qui coule ; un « je te l’avais bien dit… », et la sirène du silence retentit depuis le fleuve.

Mais je m’engourdis, digestif autant qu’imaginatif. J’ai tout mon temps, entre deux cénesthésies. Et il est prodigieux de penser que, si l’on m’interrogeait, et que je veuille bien répondre, je ne voudrais pas de meilleure et si brève existence que ces lentes minutes, ce néant de la pensée, de l’émotion et de l’action, presque de la sensation elle-même, ce couchant mort-né de la volonté dispersée. Je me dis alors, presque sans pensée, que la plupart des gens, sinon la totalité, vivent de cette façon, plus haut, plus bas, immobiles ou en mouvement, mais avec ce même engourdissement à l’égard des fins ultimes, cette même négligence pour leurs projets, cette même dilution de la vie. Chaque fois que je vois un chat au soleil, je pense à l’humanité. Chaque fois que je vois quelqu’un dormir, je pense que tout est sommeil. Chaque fois que l’on me déclare avoir rêvé, je me dis que cet homme ne s’est jamais avisé, peut-être, qu’il ne faisait rien d’autre que rêver. Le bruit de la rue enfle, comme si on ouvrait une porte, et j’entends la sonnette.

Ce n’était rien, car la porte s’est aussitôt refermée. Les pas s’arrêtent au bout du couloir. Les assiettes qu’on emporte font tinter leur voix d’eau et de vaisselle (…)

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