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Retiens parmi mes poèmes celui-ci – György Faludy

Retiens parmi mes poèmes celui-ci – György Faludy

Retiens parmi mes poèmes celui-ci
qui sait combien de temps il sera avec toi encore ?
S’il t’appartient, on te l’empruntera,
la bibliothèque publique le prendra,
ou bien: son papier est d’une très basse qualité,
qui jaunit, se casse, ne cesse de se déchirer,
il se dessèche, s’effiloche, peut même gonfler
ou bien tout seul, il se met à flamber,
à deux cent quarante degrés il brûle déjà -,
et que crois-tu c’est à quelle température
qu’une grande ville tout entière se consume ?
Retiens parmi mes poèmes celui-ci

Retiens parmi mes poèmes celui-ci
parce que bientôt les livres auront disparus,
il n’y aura plus de poètes et plus de rimes,
il n’y aura plus d’essence pour ta voiture,
ni de rhum pour que tu te saoules,
car l’épicier, dès lors n’ouvre plus,
et toi, tu peux jeter ton argent aux égouts
parce que l’instant s’approche déjà
où ton écran de télé, à la place des images
diffusera des rayons chargés de mort
et parce qu’il n’y aura personne pour t’aider,
tu comprendras alors, que tu ne possèdes plus rien à toi
que ce qui est logé derrière ton front.
Fais-moi donc, une place là-bas.
Retiens parmi mes poèmes celui-ci

Retiens parmi mes poèmes celui-ci
et récite-le lorsque les mers n’en peuvent plus,
nous inondent, putréfiées de vase,
et le vomi de l’industrie recouvre déjà
chaque parcelle sous ton pied,
tel l’escargot de sa bave,
lorsque les lacs sont assassinés,
et avec des béquilles, arrive la fin fatale,
lorsque la feuille pourrit sur son arbre,
la source régurgite des eaux de charogne
et la brise du soir t’apporte un souffle de poison :
quand tu mettras le masque à gaz,
tu pourras réciter parmi mes poèmes celui-ci

Retiens parmi mes poèmes celui-ci
pour que je reste avec toi. Enfin, peut-être,
et si tu survis encore au millénaire
et si pour quelques courtes années le ciel se découvre,
parce que la revanche furieuse des bacilles
échoue et tout vacille,
et les régiments voraces de la technologie
remuent plus de force que toute la terre –
alors, sors ces vers de ta mémoire
pour les chanter encore une fois
avec moi : parce qu’où sont passés
l’amour et la beauté ?

Retiens parmi mes poèmes celui-ci
pour que je te tienne compagnie quand je ne serai plus,
quand ta maison où tu habites te fais souci
parce qu’il n’y a plus d’eau ni de gaz,
et tu prends la route pour te chercher un logis,
des bourgeons, des grains, des germes pour te nourrir,
pour te trouver de l’eau, te saisir d’un gourdin,
et sans un bout de terre disponible alors pour que tu prennes,
tu tues l’homme et tu le manges –
alors, que je puisse marcher à tes côtés,
sous les ruines, sur les ruines, à pas mesurés,
et que je te murmure aux oreilles : zombie,
où vas-tu ? Ton âme sera de suite transie,
dès que ces murs de la ville, tu les auras franchis
Retiens parmi mes poèmes celui-ci

Ça se peut aussi que là-haut,
il n’y ait plus de monde nouveau, et toi, en bas
au fond du bunker, tu te demandes :
combien de jours te restent-ils avant
que l’air putride pénètre à travers
les plaques de plomb et le béton ?
À quoi donc a servi l’homme, alors, combien a-t-il valu ?
si sa vie aboutit à une telle fin ?
Comment t’envoyer un signe pour te consoler,
s’il n’y a pas de consolation qui soit franche ?
Devrais-je t’avouer que je pensais toujours à toi
pendant toutes ces longues années-là,
durant des jours de soleil et durant des nuit noires,
et bien que je sois depuis longtemps disparu,
mes deux yeux te regardent toujours, tristes et vieux ?
Quel autre message pourrais-je t’envoyer ?
Oublie donc, ce poème parmi mes poèmes.

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