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L’homme qui regardait les femmes / 1 – Frédéric Beigbeder

L’homme qui regardait les femmes / 1 – Frédéric Beigbeder

L’hymne des plages, selon moi, n’est pas Sea, Sex and Sun de Serge Gainsbourg mais plutôt J’aime regarder les filles de Patrick Coutin.

C’est une chanson magnifique : « J’aime regarder les filles qui marchent sur la plage / Quand elles se déshabillent et font semblant d’être sages. » Chaque fois que je m’allonge sur du sable, j’entends cette ode à la frustration sexuelle, cette apologie du voyeurisme balnéaire. Je pense à ces milliers d’après-midi écrasants, passés à observer les demoiselles dorées, en monokini, à Bidart, Biarritz ou Saint-Tropez, sans jamais oser les aborder. Je suis convaincu que ces innombrables heures de contemplation timide ont fait de moi l’ignoble obsédé sexuel que je suis devenu.

« Leur poitrine gonflée par le désir de vivre / Leurs yeux qui se demandent : mais quel est ce garçon ?» Il y a un crescendo violent dans la chanson de Coutin qui traduit bien l’impuissance exaspérée du vacancier hétérosexuel, anéanti par la chaleur, cerné par une atroce beauté incontrôlée. Les filles gambadent, soulèvent le sable brûlant, crient des prénoms de garçons plus bronzés que lui. Elles sortent de l’eau les tétons mauves ; les poils taillés de leur sexe se collent contre le slip de bain. Elles embrassent des sur-eurs australiens, ou des disc-jockeys camarguais. Elles ignorent les garçons malingres et verdâtres qui lisent des livres, la bite enfoncée dans leur serviette éponge. Elles ne remarquent même pas ces admirateurs tétanisés, trouillards de la veste, ces amoureux muets, ces aigris romantiques. Merci à Coutin d’avoir rendu hommage à la douleur silencieuse de l’été.

Pourquoi laisse-t-on les filles de seize ans se balader en liberté sur les bords de mer ? Leur gorge tendue, leurs fesses cambrées, leurs lèvres heureuses de sucer un esquimau à la fraise, leur colonne vertébrale soyeuse, leurs clavicules fragiles, leurs cheveux mouillés, leurs dents blanches comme l’écume, leur fente étroite, leur langue fraîche, la marque blanche de leur maillot, leurs petits pieds aux orteils vernis, leurs seins en adéquation avec ma main…

J’aime écrire les filles. Que faire quand on tombe amoureux de cent filles à la fois ? Leurs nombrils sont des piscines remplies d’huile solaire. J’avais seize ans quand ça a commencé. Maintenant j’en ai le double et rien n’a changé. J’écris ça à Formentera, en juin 1997, ma fiancée est à mes côtés et pourtant, cette malédiction continue : toute ma vie je scruterai le défilé de l’innocence cruelle.

Aujourd’hui que je suis un grand écrivain tiré à dix mille exemplaires, je n’oublie pas que vous m’avez brisé le cœur, bande de petites garces.

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