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Lettre à Jean Cocteau – Marcel Proust

Lettre à Jean Cocteau – Marcel Proust

(Peu avant le 19 juin 1919)

Mon cher Jean

Je lis, je relis Le Coq et l’Arlequin avec émerveillement. Il n’y a pas une pensée qui ne soit profonde, ni une expression d’un bonheur incroyable. On croit vous entendre quand on lit la Source désapprouve presque toujours l’itinéraire du fleuve. Les pensées sous le sous-titre de sens « ce qui est désagréable c’est leur bonne musique » est particulièrement étonnant. J’adhère entièrement à « peu importe leur orifice », car je pense que vous ne le retournez pas contre les œuvres longues. Que nous pensions de même tout le temps sur l’art de l’Époque, si vous avez vraiment lu Swann et rien que ce que vous avez lu de À l’ombre des jeunes filles en fleurs, le prouve. Mais cela (que vous avez trouvé de votre côté) vous l’exprimez mieux. J’envie vos formules saisissantes. Toute la contribution à l’histoire de Parade m’intéresse à un point ! La sortie de scène de Nijinsky est étonnante. Il y a des contradictions entre certaines pensées (par exemple Il faut crier à bas Wagner avec Saint-Saëns et Comment ne pas défendre Strauss contre ceux qui l’attaquent en faveur de Puccini). Et cela me ravit car j’aime qu’on montre les différentes faces. Je me contredis tout le temps.

À propos de Saint-Saëns je dois dire que jamais un musicien ne m’a autant emmerdé (Gounod dans Faust encore plus) et que j’ai été confondu d’entendre Stravinsky dire que sa Symphonie en ut mineur était un chef-d’œuvre supérieur à tout Franck. Malgré cela je trouve tout de même dur de le mettre dans le même sac que Charpentier ou Bruneau. La seule chose où je ne serais peut-être pas d’accord avec vous c’est sur la musique de tous les jours, du moins considérée comme seule musique pour toujours. Il y a des époques (après « le Temple qui fut ! » Quelle niaiserie dans la préciosité) où il est nécessaire de préférer le pair, mais cela n’empêche pas (et je ne suis pourtant pas un admirateur de Verlaine) qu’à d’autres époques il devient nécessaire de préférer l’impair. Personnellement je préfère le pair. Si je ne vais pas jusqu’au « litre », c’est que ce serait de ma part une affectation aussi grande que de parler d’« amphores », bien qu’inverse, parce que je n’ai pas eu la chance, sauf au temps de mon service militaire fait trop jeune, de voir des « litres ».

Vous savez que je suis très réaliste dans ma vie. Je n’ai jamais essayé d’ameublement « artiste », j’ai eu du liège quand j’avais du bruit etc. Mais pour moi parler de « litres » ce serait du romantisme. J’ai toujours à cause de mon état de santé fait venir à domicile les personnes qui en usaient. Une dernière objection pour vous montrer la sincérité de l’admiration. Je déteste Wilde (ou plutôt je ne le connais pas) et je m’efforce de ne pas me complaire à Strauss. Mais eût-il pris une plaisanterie légère pour thème d’une œuvre grave que ce ne serait pas une condamnation. C’est arrivé cent fois dans la Littérature. Dans la peinture le contraire arrive souvent. Si on jugeait d’après l’Évangile la peinture religieuse de la Renaissance ! Si Racine avait tiré Phèdre d’un lever de rideau grec, sa Phèdre n’en serait pas moins belle. Quelle belle phrase sur l’artiste original et la copie. Quelle joie de vous entendre dire Chardin, Ingres, Manet. Malheureusement je n’ai jamais vu de Cézanne. Où peut-on en voir ?

Mille tendresses de votre

Marcel

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