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L’étrange veillée qu’une nuit j’ai passée sur le champ de bataille – Walt Whitman

L’étrange veillée qu’une nuit j’ai passée sur le champ  de bataille – Walt Whitman

Lorsque toi, mon fils et mon camarade, tu tombas à mon côté, ce jour-là,
Je ne te jetai qu’un seul regard, auquel tes chers yeux répondirent d’un regard que je n’oublierai jamais,
Et la main que tu soulevas de terre où tu gisais, ô enfant, ne fit que toucher la mienne ;
Ensuite je m’élançai en avant dans la mêlée, où le combat se disputait avec des chances égales,
Jusqu’à ce que, relevé de mon poste tard dans la nuit, je pus enfin retourner vers l’endroit où tu étais tombé,
Et te trouvai si glacé dans la mort, camarade chéri, je trouvai ton corps, fils des baisers rendus, (jamais plus rendus sur cette terre),
J’exposai ton visage à la lueur des étoiles, — singulière était la scène, le vent nocturne passait frais et léger.
Et longtemps je demeurai là à te veiller, sur le champ de bataille qui s’étendait autour de moi confusément ;
Veillée prodigieuse, veillée délicieuse, là, dans la nuit muette et parfumée.
Mais pas une larme ne tomba de mes yeux, pas même un soupir profond ne m’échappa, — longtemps, longtemps, je te contemplai.
Puis, m’étendant à demi sur la terre, je me tins à ton côté, le menton appuyé sur les mains.
Passant des heures suaves, des heures immortelles et mystiques, avec toi, camarade chéri, — sans une larme, sans un mot ;
Veillée de silence, de tendresse et de mort, veillée pour toi, mon fils et mon soldat.
Pendant que là-haut les astres passaient en silence et que vers l’est d’autres montaient insensiblement.
Veillée suprême pour toi, brave enfant, (je n’ai pu te sauver, soudaine a été ta mort,
Vivant je t’ai aimé et entouré de ma sollicitude fidèlement, je crois que nous nous reverrons sûrement) ;
Et lorsque traînaient les dernières ombres de la nuit, au moment précis où pointa l’aube,
J’enroulai mon camarade dans sa couverture, j’enveloppai bien son corps,
Je repliai bien la couverture, la bordai soigneusement par-dessus la tête et soigneusement sous les pieds,
Et là, baigné dans le soleil levant, je déposai mon fils dans sa tombe, dans sa tombe sommairement creusée,
Terminant ainsi mon étrange veillée, ma veillée nocturne sur le champ de bataille enveloppé d’ombre,
Veillée pour mon enfant des baisers rendus, (jamais plus rendus sur cette terre),
Veillée pour mon camarade soudainement tué, veillée que je n’oublierai jamais, ni comment, lorsque le jour vint à luire,
Je me levai de la terre glacée et enroulai bien mon soldat dans sa couverture.
Et l’ensevelis là où il tomba.

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