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Les souris blanches – György Faludy

Les souris blanches – György Faludy

« Ces souris naissent si nombreuses,
Me dit ma femme, soucieuse,
Qu’il t’y faut mettre ordre à présent. »
Sans bonne grâce, je consens,
Et me lève, bien à regret,
Pour exécuter cet arrêt.
Je m’y prépare à contre-cœur
Comme un meurtrier ayant peur,
– Etant aussi fait de poussière, –
D’éteindre la vie éphémère.

Ciel ! Lorsque j’ai choisi la cage,
Par quel joyeux remue-ménage
M’ont salué les souris blanches !
Elles se culbutent, se penchent,
Tombent les unes sur les autres ;
Elles se mordillent, sa vautrent,
Chers petits êtres impudiques
Qui m’évoquent la Rome antique
Avec ses orgies qui revivent,
Ou plutôt Sodome et Ninive.

Je secouai la cage ouverte
Et, me résignant à leur perte,
Je tirai sur la chasse d’eau
Pour qu’un Niagara au plus tôt
Les couve toutes de son flot.
Mais non pas ! L’écumeux torrent
Ne sait point décimer leurs rangs.
Elles deviennent, ô miracle !
Chevaux bondissant sur l’obstacle,
Minces lévriers sautillants,
Corps souples de poissons volants.
J’appelai l’eau ; ce fut en vain.
Elle était tarie et soudain
Je fixai, privé de courage,
Le tumulte qui faisait rage.
Et j’attendis, l’âme au martyre,
Que cette piscine en délire,
Se calme, et qu’enfin sous l’eau lisse,
Les faibles pattes se raidissent.

J’aurais voulu fuir ce manège,
Quand je découvris sur le siège
Une souris frêle et gluante,
Recroquevillée, hésitante;
De son œil rouge, elle fixait
Avec gratitude mes traits,
Grelottante comme un marin
Sauvé d’un naufrage lointain,
Et dans son frissonnant bonheur,
Elle me priait, moi, seigneur
Des souris qui, calmant la faim,
Donnait le pain quotidien,
Le cachot vaste et merveilleux,
La balançoire pour les jeux
– Ordonnateur de son destin –
Maître tout puissant et nécessaire,
Contre qu l’on est sans colère,
Même s’il vous noie de sa main.

Ses griffes d’oiseau sans ramage
Se crispaient, et sur mon visage
S’attachait un amour si rare,
Que je voulus fuir ce regard.
Je me tournai contre le mur,
Les yeux fermés, sans être sûr
De cette souris retrouée
Et souhaitant l’avoir rêvée.
Je me sentis grandir soudain,
Investi d’un pouvoir divin,
Plein de la digne cruauté
Qui convient à la majesté.
Je devins, étrange alliance,
Soudain minuscule et immense,
Car comment perpétrer un crime
Sans être bourreau et victime ?
Les yeux fermés, je me surpris
A m’incarner dans la souris.

Les genoux tremblants, je m’enfuis
A travers la maison sans bruit,
Vers le jardin frais et mouillé,
Étreignant là ce vieux pommier
Dont la rosée trempait les branches.
– Sur moi, le regard effrayé
De la souris plane et voltige,
Et je vomis dans un vertige,
Moi, le bon Dieu des souris blanches.

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