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Le plus grand écrivain de tous les temps – Frédéric Beigbeder

Le plus grand écrivain de tous les temps – Frédéric Beigbeder

Paris est une petite ville : je savais donc que je finirais un jour par Le rencontrer. Pourtant, comme tout événement trop longtemps attendu, ma rencontre avec Le Plus Grand Écrivain Français Vivant ne s’est absolument pas passée comme je l’imaginais. Il faut dire que je ne m’attendais pas à faire sa connaissance dans un caniveau de la rue Princesse. J’ai appris plus tard que cela n’avait en réalité rien d’étonnant mais à l’époque j’étais encore bien naïf et boutonneux.

Le Plus Grand Ecrivain Français Vivant gisait dans le ruisseau et, selon toute vraisemblance, ce n’était pas la faute à Rousseau. S’il fallait désigner un coupable, Johnny Walker semblerait plus approprié. Le Plus Grand Écrivain Français Vivant n’avait pas l’ivresse patriote.

Il marmonnait quelque chose dans sa barbe. J’ai approché mon oreille de son haleine : apparemment, il avait soif. Je l’ai aidé à se relever. Dieu merci, la rue Princesse comptait de multiples débits de boisson restés ouverts à cette heure tardive.

Contrairement à son phrasé unique dans notre littérature, Le Plus Grand Écrivain Français Vivant pesait des tonnes. Nous sommes entrés chez Tony et il s’est écroulé sur la première banquette. Malheureusement, celle-ci était occupée et Tony a dû intervenir pour éviter une rixe justifiée. J’en ai profité pour lui commander un verre d’eau et une aspirine.

En ce temps-là, je connaissais assez mal les écrivains. Mais après tout, on n’apprend que par ses erreurs. J’ai donc essuyé mon visage trempé par le verre d’eau. J’aurais dû me douter qu’on ne s’improvise pas toubib dans les rues de Saint-Germain-des-Prés au milieu de la nuit. J’avais sans nul doute outrepassé les limites de la courtoisie. J’ai compris que le mot « soif » avait un sens précis dans la bouche du Plus Grand Écrivain Français Vivant. Pour me rattraper, j’ai décidé de l’accompagner dans son épopée.

Ce fut une tournée comme je n’en ai plus jamais vécues.

Revigoré par un pastis sans eau chez Tony, Le Plus Grand Écrivain Français Vivant m’a entraîné dans sa course effrénée. Chaque bistrot de la rue Guisarde et de la rue des Canettes a été systématiquement pillé. « Taïaut ! », « à l’abordage ! » hurlait-il, me remémorant irrésistiblement le héros d’un de ses fameux romans. Bientôt la nuit n’a plus été qu’une impression de lumières confuses et de rires lointains qui tournaient de plus en plus vite comme les lustres des palais viennois quand on y danse des valses de Strauss et que les bulles de Champagne vous explosent au visage, larmes d’une époque perdue, et tu chantes et tu danses encore pour oublier ton amour et la vie qui te rattrape.

Bref, je commençais à ne plus y voir très clair. C’est alors qu’il s’est produit un incident étrange. Le Plus Grand Écrivain Français Vivant s’est jeté sur un groupe de jeunes rugbymen accoudés au comptoir du Rubens, rue Mazarine. Il les a attrapés par le col et s’est mis à les couvrir d’injures. Très vite, les sportifs costauds ont cessé de rigoler et ont commencé à pousser notre homme. Comme il résistait et continuait à les traiter de pédés, d’enculés, de connards et de trouillards, les bourrades se sont rapidement transformées en coups de poing dans la gueule, coups de pied dans le ventre et les couilles, coups de tête sur le nez.

Je m’étais réfugié dans l’angle du bar et j’ai pu ainsi observer que les rugbymen s’y mettaient à quatre pour défoncer le pare-brise d’une voiture en utilisant le crâne du Plus Grand Écrivain Français Vivant.

Dès que la bagarre s’est terminée, j’ai volé à son secours. Ils ne l’avaient pas ménagé. Il pissait le sang des deux arcades sourcilières et du nez. Son cuir chevelu saignait abondamment et il avait deux dents cassées. Je lui ai demandé ce qu’il lui avait pris de provoquer de la sorte cette bande d’abrutis violents. Pour toute réponse, il s’est mis à vomir sur mon pantalon. J’ai été las. Pendant ce temps, Le Plus Grand Écrivain Français Vivant s’était endormi sur mes genoux.

Je l’ai pris par les deux mains, ainsi que mon courage, et l’ai hissé sur mon dos. Grâce au Ciel, la pharmacie du drugstore Saint-Germain était encore ouverte. La demoiselle qui assurait la permanence a fait une drôle de tête en nous voyant entrer, moi, grand, maigre et ivre mort, mon pantalon couvert de vomi et de sang et Le Plus Grand Écrivain Français Vivant sur mes frêles épaules. Malgré mon épuisement, je suis parvenu à lui expliquer que cet homme illustre venait d’être durement malmené et qu’il fallait d’urgence lui apporter les premiers soins. Elle l’a allongé sur le sol et a commencé à nettoyer sa face tuméfiée à l’alcool à 90°.

Le Plus Grand Écrivain Français Vivant a poussé un hurlement de douleur tout à fait excusable. Ce qui l’était moins, c’était d’avoir écarté les pans de la blouse de la jeune infirmière et de lui mordre les seins jusqu’au sang comme il était en train de faire. Tout de même, c’était là une bien curieuse façon de montrer sa reconnaissance à quelqu’un qui ne demandait qu’à le désinfecter.

Je m’apprêtais à intervenir pour sauver la jeune fille quand j’ai remarqué sur ses lèvres un sourire qui ne trompait pas : elle aimait ça ! À califourchon sur Le Plus Grand Écrivain Français Vivant, la diablesse frottait à présent son sexe sur son nez ensanglanté (au lieu de le nettoyer avec un coton hydrophile). Je n’y comprenais plus rien. Je suis sorti prendre l’air au moment où la blouse a volé par-dessus la caisse pour atterrir sur le rayon « brosses à dents ».

Lorsque je suis revenu, ils fumaient une cigarette et elle l’aidait à refaire son nœud de cravate. Le Plus Grand Écrivain Français Vivant avait l’air en pleine forme. À mon arrivée, il s’est levé d’un bond et s’est rué sur moi en criant : « Au voleur ! Arrêtez-le ! Il m’a piqué mon portefeuille ! » J’ai détalé à toute vitesse mais déjà il était sur moi et riait aux éclats, prétendant qu’il avait trouvé ce prétexte pour fuir la pharmacienne et qu’il fallait poursuivre notre tournée car la nuit commençait.

Pour ma part, je n’avais plus tellement le cœur à cela, mais ce n’est pas tous les jours qu’on passe la nuit avec pareil personnage. J’ai donc accepté de le suivre en me promettant de ne plus boire une goutte d’alcool.

Cette fois, la virée a été majestueuse, grandiose et burlesque. Le Plus Grand Écrivain Français Vivant ne cessait d’exploser en fous rires contagieux et partout ce n’étaient que congratulations, applaudissements et accolades. Même (et surtout) le président de la République n’aurait pas rêvé pareil accueil. Les bars s’enchaînaient sous notre déchaînement. Évidemment, je me suis dépêché de rompre mon pacte absurde et j’ai accompagné le Grand Homme dans ses beuveries. On a beau admirer, on n’en est pas moins humain et à force de chanter à tue-tête, j’avais la gorge desséchée.

Rien ne pouvait nous arrêter. Nous montions sur les tables pour haranguer la foule, offrir nos chemises à des inconnus sous les vivats ou asperger les filles de Champagne. A tour de rôle, nous nous grimpions sur les épaules pour chercher dans le lointain le prochain port d’escale, telle la vigie d’un navire de pirates saouls scrutant l’horizon à l’affût de ses victimes. Oui, c’est bien cela. Le Plus Grand Écrivain Français Vivant et moi-même formions un Bateau Ivre.

Après une éternité de folie, notre Bateau Ivre a fini par échouer chez Castel, sorte de crique privée où l’aubergiste savait à l’occasion se montrer compréhensif envers les marins naufragés. Les verres ne désemplissaient pas malgré notre acharnement à lever le coude. Je crois bien que c’est à ce moment précis que j’ai décidé d’entrer en Littérature. J’étais jeune alors, et tenais très mal l’alcool.

Tout à coup, Le Plus Grand Écrivain Français Vivant s’est assombri. Sa femme venait de faire irruption au bras d’un jeune auteur à la mode. Il faisait partie de la bande des « néo-grognards », une confrérie festive et littéraire qui gravitait autour de quelques éditeurs (Le Récif, La Table d’Hôte) et d’une nouvelle revue intitulée Champs-Elysées. En reconnaissant Le Plus Grand Écrivain Français Vivant, le jeune auteur s’est pâmé et lui a tendu la main. Dans le vide. Personnellement, je n’en menais pas large car je sentais un nouveau drame approcher. Pour une fois, mon intuition ne me trompait pas.

Le fourgon du SAMU a emmené ce qui restait du jeune auteur. Le Plus Grand Écrivain Français Vivant et sa femme dansaient le slow tout en se crêpant le chignon. Je finissais les verres. J’essayais aussi de faire le vide dans mon esprit. Tout s’était passé si vite. Fallait-il vivre les mêmes aventures tous les soirs pour devenir écrivain ? Ne pouvait-on pas y couper ? La création était-elle indissociable de la destruction ? Et toutes ces sortes de choses.

Je me suis endormi.

Le Plus Grand Écrivain Français Vivant est mort quelques mois plus tard, il y a dix ans. Aujourd’hui encore, je me demande comment il faisait pour concilier ces deux activités : écrire et vivre.

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