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Le crépuscule des Dieux – Jean Cocteau

Le crépuscule des Dieux – Jean Cocteau

Le Divan, n° 88 : Hommage à Élémir Bourges, avril 1923

Je l’avoue avec franchise : j’ai découvert, cette année, Le Crépuscule des dieux d’Élémir Bourges.

La faute en est à mon entourage, à Wagner, au peu de temps qu’un esprit actif consacre à la vénération. Et quel silence autour de Bourges ! Ici, j’approuve certaine publicité qui, jusqu’à nouvel ordre, indispose les critiques, mais pousse un livre entre toutes les mains.

Il a fallu la rentrée d’octobre, un ami achetant des volumes à la gare de Saint-Raphaël, pour que j’ouvrisse Le Crépuscule des dieux.

Ne souriez pas. Ne vous choquez pas de cet aveu dans un fascicule d’hommages. À peine de retour à Paris, je distribuai mon admiration comme un prospectus. Or ce prospectus n’était pas inutile. Cette œuvre magnifique, aucun jeune artiste ne l’avait lue. Ceux qui l’avaient lue l’avaient lue de travers.

Je pense que le malentendu protège les belles choses, un peu comme l’ouate et le froid les primeurs. Le roman de Bourges m’est arrivé si frais à la longue, à cause de la glace du grand public et parce qu’il vivait entouré par les ouvrages mous de son époque.
Un œil distrait peut le confondre avec eux. Regardez bien ; ce livre est de la race des livres tombés du ciel. C’est-à-dire des livres qu’on classe avec le système littéraire dans lequel ils tombent, mais en vain. S’il fallait chercher des ancêtres au Crépuscule, j’écrirais : Eschyle, Shakespeare, Gobineau.

Avec Le Diable au corps de Raymond Radiguet, une pierre blanche nous est tombée du ciel. Aussitôt les cuistres travaillent. L’un y trouve de petites taches. L’autre l’apparente aux pierres voisines. D’autres encore, ne pouvant l’apparenter à rien, déclarent que c’est une pauvre pierre, une pierre quelconque, car l’incomparable échappe aux critiques dont le travail ne s’appuie que sur des comparaisons.

Le Crépuscule des dieux n’est pas une pierre blanche, mais, avec lui, un lustre nous descend du ciel. Un lustre de cristaux, de gaz, de bougies. Un lustre devant quoi je reste bouche bée, comme un enfant pauvre devant un arbre de Noël.

Devant un arbre de Noël on redevient vite un enfant. Pour un enfant un arbre de Noël devient vite une forêt. J’y pénètre. Mes amis s’étonnent. Ils savent combien je redoute Fafner, les murmures, l’ombre et les filles-fleurs. Je marche sans malaise. Ce titre était bon pour effrayer les grandes personnes. Dès la minute où je le dépasse, je devine que quelque chose de familier présidera aux enchantements.

Toute poésie me touche dont le point de départ est anti-nébuleux. Or, je sens que dans le palais vers lequel je marche, les carrosses naîtront de citrouilles, les valets de souris et les chevaux de rats.

Avais-je raison de pressentir que cette forêt n’était pas faite pour me perdre ? J’arrive au milieu : c’est Paris.

Je rencontre à chaque pas des figures, des animaux de cire. Ils dorment. Ils m’attendent depuis vingt ans. Même je reconnais en route, comme au musée Grévin, Napoléon III, Cora Pearl. Enfin, à peine mon plaisir s’exprime-t-il, que le miracle arrive : une profonde mécanique réveille tout. Les personnages de cire bougent. Une sorte de rococo royal contourne richement les lieux et les âmes. Des perspectives d’égoïsme, d’amour, d’inceste et de mort, se font et se défont, comme le vitrail du kaléidoscope, sur des motifs de Wagner ou d’Offenbach.

D’un bout du livre à l’autre, je vais être ébloui par ce jouet fabuleux, par cette pièce montée de sucre et de poison.

À la fin quand on pense qu’il n’y a plus qu’à s’en retourner chez soi, il reste encore ce que le dix-huitième siècle nommait au théâtre, une machine. Nous oublions après le bouquet, la bombe qui termine le feu d’artifice. Ah, l’atroce bombe ! Charles d’Este embaumé, ne peut-il donc se tenir enfin tranquille ? Quel cochon. Son cœur éclate et n’embaume personne. C’est son premier et dernier élan.

J’estimai qu’il était convenable de faire transmettre, à Élémir Bourges, mes excuses d’être un admirateur tardif. Il voulut me voir. Lucien Fabre me mena rue du Ranelagh.

Là, je me suis vraiment trouvé en face d’un homme riche et, pour la première fois, je n’ai pas trouvé ridicule d’appeler un écrivain : mon cher maître.

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