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Le cafard après la fête – Frédéric Beigbeder

Le cafard après la fête – Frédéric Beigbeder

Je lui ai dit : « Tout commence toujours le lendemain matin. » Il avait une sale gueule. Sa barbe avait déjà repoussé. Nous avions mauvaise haleine et il ferait bientôt jour. On entendait au loin le sifflement du camion-poubelle de la rue de Varenne.

Louis est un vieil ami mais il tombe trop amoureux : ça le rend chiant. « C’est ça, c’est ça, et après tu vas me dire que la vie est un lendemain de fête… » Il a mis un vieux 45 tours d’Aretha Franklin et j’ai fini la bouteille.

« Tu as vu ses yeux, non mais réponds-moi : est-ce que tu as vu SES YEUX ? »

Évidemment que j’avais vu ses yeux, je connaissais bien Laetitia et je savais surtout que ces yeux m’avaient autrefois posé un problème similaire. Louis était mal barré et Aretha disait une petite prière pour nous…

« Elle m’a dit qu’on se reverrait très vite.
– Tu as son téléphone ?
– Ben..
– Monceau 43 32
– Mais..
– Il n’y a pas de mais. »

Elle était déjà réveillée. Mais elle n’était pas seule et Louis avait raccroché précipitamment. Maintenant je savais que la nuit serait blanche.

« Je t’avais prévenu. Elle est comme ça : chaque fois qu’elle te dit bonjour ça sonne comme un adieu. » Je regrettais d’avoir été si brusque. Je détestais consoler Louis, il me rappelait ma mauvaise époque. L’angoisse est entrée dans la pièce.

Si quelqu’un cherche l’adresse de l’angoisse, je peux lui dire où elle loge. L’angoisse se rencontre à heures fixes. L’angoisse a une géographie très localisée.

Mais Louis aimait souffrir. Il faisait partie de cette catégorie de types qui refusent de faire partie d’un club si on les accepte comme membres. En un sens, je voyais très bien ce qui n’allait pas. Ce qui n’allait pas chez Louis, c’est que ça NE POUVAIT PAS ALLER.

« J’m’en fous d’toute façon c’qui  compte c’est qu’je l’aime, c’est ça qui compte, le reste j’m’en fous.
– Louis, t’aurais pas du Doliprane ? »

Nous avons marché. Nous avons petit-déjeuné au Bar du Marché. Nous sommes partis sans payer. Nous avons couru. Nous avons croisé la chanteuse Dani rue Lobineau. J’ai vomi devant chez Fernand. Louis a sniffé du poppers devant chez Guy.

Tout est de ma faute. C’est moi qui ai eu l’idée d’y aller. Je me souviens bien de l’adresse de Laetitia. Je l’ai dite au chauffeur de taxi.

« Avenue Vélasquez dans le VIIIe arrondissement. Une impasse qui donne sur le parc Monceau. » Je n’avais rien oublié. La blessure était toujours ouverte. Tout est de ma faute.

Louis a sniffé un grand coup dans chaque narine, puis a sonné à la porte. Ô Laetitia, petit ange, pourquoi as-tu ouvert si facilement ? On ne t’a pas appris qu’il faut demander qui c’est avant d’ouvrir la boîte de Pandore ?

« La main sur la bouche, vite ! » Je me suis exécuté. Laetitia m’a mordu. J’ai fermé le poing et cogné son œil gauche. Louis lui tordait les bras dans le dos. L’appartement puait le poppers (il avait renversé la bouteille en entrant). Les parents de Laetitia étaient partis travailler. Son mec aussi. Nous avions toute la journée devant nous.

Avez-vous déjà essayé de faire avaler une balle de tennis à une fille ? Je vous assure que ça prend du temps. Mais ça en vaut la peine : maintenant Laetitia ne crie plus ; ou plutôt si, mais personne ne l’entend. Les parents ont du goût : fauteuils Louis XV, disques des Doors, whiskey irlandais. Dans l’ordre, nous avons mis le feu aux premiers, rayé les seconds, vidé la bouteille. Louis a aussi trouvé une cravache dans la chambre de Laetitia (elle monte au Polo). Nous avons vengé son cheval.

« Dis, tu crois qu’elle aurait pu m’aimer ?
– Laisse..
– On aurait pu partir tous les deux en voyage… On aurait été tranquilles, personne nous aurait dérangés…
– Louis, je crois qu’on devrait pas trop s’attarder
– Elle m’a dit qu’on se reverrait très..
– OK Louis, mais maintenant c’est un peu tard pour vous marier, je crois qu’on a un peu trop déconné ici, je crois qu’on devrait se tirer avant que quelqu’un rentre !
– .. L.A.E. dans l’A.T.I.T.I.A… (sur l’air de Gainsbourg)..
– Louis, tu fais ce que tu veux, mais moi je me casse ! »

Une brise glacée m’a giflé le visage. La rue était luisante de pluie. Louis avait déconné. Je commençais à avoir la trouille. Il était resté là-haut avec Laetitia évanouie. Évanouie et ligotée. Je ne me souvenais pas de tout. Mais il me semblait bien que Louis avait déconné.

Les fêtes sont comme la vie : elles naissent et meurent comme des êtres humains. Elles connaissent des moments d’apogée et des instants de déchéance. Elles ont des hauts et des bas. Comme nous, elles brillent et s’écroulent dans la poussière. Comme nous, les fêtes sont sans lendemain.

Lorsque Louis m’a téléphoné, je n’ai pas décroché. Le répondeur a tout enregistré. Je n’ai pas tout compris mais, en gros, il m’annonçait que Laetitia et lui étaient enfin réconciliés. Il me demandait si j’acceptais de leur servir de témoin. Si je voulais bien être le parrain de leur enfant. Il pleurait : on pouvait entendre les larmes couler sur le combiné.

À la télé, les demoiselles de Rochefort s’agitaient. Jacques Demy venait de mourir. Quand vous mourez, on passe vos films. C’est pour ça que les gens font du cinéma. Pour rendre leur vie importante. Je me suis rendormi.

Et j’ai rêvé, j’ai rêvé d’un monde plein de couleurs vives et de filles avec des fossettes bronzées ; des mélodies de mon enfance sonnaient à mes oreilles engourdies ; le soleil pleuvait. J’ai rêvé que je marchais vers toi et que tu prenais ma main. J’ai rêvé que mon cœur rougissait, que nous courions dans une forêt de nénuphars et que les oiseaux fleurissaient. J’ai rêvé de l’amour et j’ai aimé ce rêve.

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