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Extasy À Go-Go – Frédéric Beigbeder

Extasy À Go-Go – Frédéric Beigbeder

Il fait nuit noire dans tout l’univers. L’univers est une immensité vide et obscure ne rimant à rien. Quelque part dans cet espace infini se trouve une petite sphère inutile nommée la Terre. Sur cette planète ridicule, plusieurs continents sont posés sur l’eau, qui  se battent en duel pour rien. L’un d’entre eux s’appelle l’Asie. Au sud-est de l’Asie se situe un bordel géant qui porte le nom de Thaïlande. En bas de ce pays, l’île de Phuket accueille les humains désœuvrés. Sur cette île il y a un village particulièrement agité la nuit : Patong. Dans Patong les bars à putes sont innombrables mais l’un d’entre eux est renommé pour la qualité de son animation : l’Extasy À Go-Go. (Sur présentation de la carte ci-dessous, il vous y sera réservé un accueil des plus chaleureux ainsi que 20 % de réduction sur la première consommation.)

Or qui trouve-t-on accoudé au comptoir de ce lieu de débauche, en train de siroter une bière Singha à 60 bahts (10 francs) l’unité ?

Frédéric Beigbeder autour de  minuit. Frédéric est venu ici passer les vacances de Noël avec Delphine, son amoureuse. Mais ce soir ils se sont accordés une nuit en célibataire. Chacun de son côté a le droit de faire ce qu’il désire, jusqu’au petit matin. Frédéric et Delphine forment en effet un couple moderne : divorcés, ils refusent de se remarier et font parfois semblant d’être seuls pour pouvoir rester ensemble plus de trois ans. Ce qui explique pourquoi Frédéric n’est pas accompagné ce soir. Il contemple les créatures en string et soutien-gorge qui ondulent sur le bar circulaire en léchant des barres verticales en acier comme on en trouve dans le métro parisien.

Elles regardent du coin de l’œil un écran géant sur lequel est diffusé un match de boxe thaï sponsorisé par Samsung. Frédéric se saoule de ce spectacle de sexe et de violence entrechoqués. En Thaïlande les filles se prostituent et les garçons se battent, c’est comme ça.

« Ce qui tue les couples, c’est la fidélité », murmure-t-il en observant fixement une petite brune en guêpière et escarpins vernis à talons aiguilles. Son nombril est percé d’un faux diamant et un dragon est tatoué sur son  épaule frêle. Elle se penche vers lui et lui sourit en se léchant les lèvres. Il demande au barman : combien pour la numéro 25 ? Mais le barman ne comprend pas l’anglais et lui sert une nouvelle Singha glacée. Un D.J. décoloré diffuse de l’eurodance.

« Je préfère la culpabilité à la frustration », marmonne Frédéric car il a eu une éducation catholique. Il se demande où peut bien être Delphine à cette heure. Peut-être se fait-elle masser par une Thaïlandaise. Ou bien est-elle au lit devant un film de cul. Ou elle s’est endormie après avoir fumé une pipe de beu.

La go-go girl continue de s’arc-bouter sur lui. Frédéric respire entre ses seins. Il ne peut pas s’empêcher de chercher un être humain dans ces endroits faux. La fille porte Kenzo Jungle. Frédéric se marre : c’est lui qui a conçu la pub de lancement de ce parfum. Un film de trente secondes montrant une Japonaise blonde qui croise un troupeau d’éléphants métalliques dans une savane virtuelle (réalisation : Jean-Baptiste Mondino ; direction artistique : Thierry Gounaud). Si la fille savait qu’elle essaie de se vendre à l’homme qui lui a vendu son parfum ! Le monde est minuscule et il fait nuit noire dans tout l’univers. « Essayez un peu de l’apprivoiser », disait sa signature. Il ne croyait pas si bien écrire. Le mélange des races lui plaît autant que celui des alcools. Mais la show girl numéro 25 suce ses doigts en s’éloignant au rythme de la techno vers deux Allemands ventripotents en tee-shirt Adidas qui l’applaudissent à tout rompre.

« L’amour et le désir sont deux choses distinctes », songe Frédéric.

Soudain on tape sur son épaule. Un gros Asiatique lui sourit. Sous sa fine moustache lui manquent deux dents de devant.

« You want girl ? »

Frédéric tape dans la main du joueur de sumo édenté.

« Beautiful. Why not ? But I’m looking for something spécial. »

Le bonhomme hoche la tête et lui fait signe de le suivre. Ils sortent de l’Extasy À Go-Go. Dans la rue moite à trente-cinq degrés centigrades, ils slaloment jusqu’à une porte sombre surmontée d’une enseigne clignotante : « Massage Parlour ». Le gros entre le premier, Frédéric lui emboîte le pas. Après un dédale de couloirs éclairés au néon rose, ils parviennent dans un salon à la lumière plus tamisée. Frédéric explique alors au sumo-maquereau qu’il ne veut pas d’un body-body traditionnel. Il lui en faut davantage pour l’exciter.

« I want something special, you understand ? » Le type joint les mains en geste de prière et hoche la tête, puis disparaît après avoir prié Frédéric de patienter.

« Five minutes, I come back. »

Frédéric ne peut s’empêcher de penser à la devise du peintre Francis Bacon : « On naît, on meurt, et s’il se passe quelque chose entre les deux, c’est mieux. »

En traversant Bangla Road il a croisé environ deux mille prostituées ; il n’a pas réussi à rester froid. Les enceintes de marque Bose crachent la dernière chanson de George Michael : « I think I’m done with the sofa / Let’s go outside. » Au bout des trois cents secondes promises, le gros chambellan revient accompagné d’un superbe « katoey » (travesti thaï). Le transsexuel a deux seins magnifiques contredits par un beau sexe en érection. Frédéric fait non de la tête.

« I’m sorry. »

Il comprend ce que ce hiatus peut avoir de troublant mais ce n’est pas ce qu’il avait en tête ce soir.

« You wait five minutes. »

Le maître de cérémonie doit prendre ce refus comme un défi car il s’éclipse avec un sourire satisfait, en emmenant sa drag-queen déçue par la main. Enfin un client coriace ! Frédéric attend la prochaine surprise avec impatience. Il ne se rend pas compte qu’on ne peut pas attendre une surprise : c’est une contradiction dans les termes.

« Si Delphine me voyait ! »

Frédéric se dit qu’elle rigolera de bon cœur quand il lui racontera l’épisode du transsexuel. Trois cents secondes plus tard, la porte du boudoir s’ouvre de nouveau. Le maître d’hôtel obèse tient cette fois une petite fille par l’épaule. Celle-ci baisse les yeux. Elle est déguisée en écolière, avec une jupe plissée et un cartable, ses cheveux de jais ramenés en deux jolies couettes qui encadrent son visage adorable.

« My name is Sum. » Le gros lard triomphe :

« Half virgin ! Half virgin ! Twelve  years  old ! »

Il lui explique qu’une « moitié-vierge » désigne une fille qui n’a fait l’amour qu’une seule fois. Mais de nouveau, Frédéric décline l’offre : il préfère les filles avec des seins et des poils pubiens (c’est-à-dire : les femmes).

« Sorry. Forget it. Bye Bye. »

Il fait mine de s’en aller mais le sumo lui barre la route. Cette fois il ne sourit plus, il n’y comprend rien. Que cherche ce Français qui refuse tous ses trésors ? Frédéric ne le sait pas lui-même. Mais il sait que ce qu’il trouve ne lui plaît pas.

« You want grass ? opium ? heroin ?
– Non merci, dit Frédéric. L’ecstasy est ma drogue préférée mais je n’en prends plus : c’est trop pénible quand ça s’arrête. »

Le bonhomme fait signe à la fillette de sortir. Celle-ci disparaît à reculons en susurrant « kop khun kha » (merci). Elle semble contente de sauvegarder son semi-pucelage pour encore quelques heures. Puis le gros pique sa crise :

« You say what you want. What you want, I got. »

Il appuie alors sur un interrupteur et un volet coulissant laisse apparaître une rangée de filles presque nues, avachies dans une salle blafarde derrière un miroir sans tain. Frédéric a l’impression désagréable d’être un témoin chargé d’identifier un suspect dans la série New York Police Blues. On lui sert un Rhum-Grand Marnier-Amaretto-Jus d’ananas-Grenadine-Jus d’orange devant ces filles alignées qui ne le voient pas et se remaquillent dans la vitre. Entre elles et lui se dresse un mur encore pire que celui de Berlin : le mur de l’argent.

L’une des filles s’est enfoncé un stylo feutre dans le vagin. Accroupie, elle écrit avec son sexe sur une feuille de papier. Au bout de quelques minutes de cette gymnastique complexe, elle se relève et brandit la feuille où est écrit :

« Welcome. » Frédéric est heureux de constater que la chose écrite a encore un avenir. Une telle performance ferait un tabac au Salon du Livre ! Il continue de passer les créatures en revue.

Vautrées sur des coussins, elles s’ennuient ferme. Une fausse blonde fait boire de la bière à un bébé gibbon perché sur son épaule. Ne risquent-elles pas d’attraper froid avec cet air conditionné ? Il n’ose pas poser la question au gros : il risquerait de le foutre à la porte.

Soudain son attention est attirée par une des filles au corps particulièrement souple, élancé et voluptueux. Son visage est cagoule de latex. Il la pointe du doigt. Le sumotori exulte :

« The Slave ! Ha ha ! Good ! You stay here !
– Five minutes, yes, I know », dit Frédéric.

Frédéric va enfin savoir ce que ressentaient nos ancêtres esclavagistes. Cette superbe plante au visage masqué devra se plier à ses moindres caprices. Lorsque le gros édenté revient (après les habituelles trois cents secondes), il est seul. Il prie Frédéric de le suivre, et l’entraîne dans une salle de tortures très bien équipée : cheval d’arçon, croix de Saint-André, poulies, menottes et chaînes, cravaches, martinets, pinces et godes de toutes tailles suspendus au mur. Un véritable donjon de professionnel. L’esclave est enchaînée au mur, par les poignets, les chevilles et la taille. Elle porte toujours sa cagoule. Après avoir empoché son argent, le gros joint les paumes et sort avec moult courbettes.

« Par ma faute, se dit Frédéric, l’homme occidental va encore garder longtemps ici sa réputation d’infâme dominateur. »

Puis il décide de faire subir à cette jolie femme tout ce qui lui passera par la tête, afin d’en tirer le maximum de plaisir. (L’expression « tirer un coup » doit venir de là : on se sert d’un corps pour en « tirer » le plus de jouissance possible, de même qu’on cherche à « tirer » le plus d’argent possible sur une carte de crédit volée.)

Ici, il y a une ellipse. L’ellipse est une figure de style qui permet aux auteurs paresseux de ne pas tout raconter en détail. Cet élégant voyage dans le temps risque parfois de laisser le lecteur sur sa faim. D’avance, nous le prions de nous en excuser.

Après avoir donné à l’esclave une « alternance de joie et de peine » (comme disait Honoré Bostel), Frédéric est pris de curiosité. Il veut voir le visage de la beauté qu’il vient de caresser, de pénétrer, de malmener et de mordre quasiment partout. Il dézippe alors quelques fermetures éclair et, lorsqu’il parvient à retirer la cagoule, reconnaît le visage radieux de Delphine qui lui demande :

« Dis donc Fred, tu sais que tu viens de me mettre enceinte ? »

Car, comme toutes les fables, celle-ci a une morale à la fin.

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