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Conversations avec Franz Kafka – Gustav Janouch

Conversations avec Franz Kafka – Gustav Janouch

(Extraits)

Parmi les livres qui emplissaient ma serviette, Kafka vit un jour un roman policier. Il me dit : « Il ne faut pas avoir honte de lire ce genre de livre. Crime et Châtiment de Dostoïevski n’est en fait rien d’autre qu’un roman policier. Et Hamlet de Shakespeare ? C’est une pièce policière. Au cœur de l’intrigue, il y a un secret qu’on révèle lentement. Mais y a-t-il plus grand secret que la vérité ? La littérature est toujours une expédition vers la vérité. »
– Mais qu’est-ce que la vérité ? Kafka resta un instant sans rien dire, puis il eut un sourire malicieux. « J’ai bien l’impression que vous venez de me prendre sur le fait : j’étais en train de me payer de mots. Mais en réalité, non. La vérité est ce dont chaque homme a besoin pour vivre et que pourtant il ne peut devoir ni acheter à personne. Chacun doit la produire du fond de lui-même, faute de quoi il périt. La vie sans la vérité est impossible. Peut-être que la vérité, c’est la vie elle-même. »

« – Et le Christ ? » Kafka pencha la tête. – « C’est un abîme empli de lumière. Il faut fermer les yeux pour ne pas y tomber. Max Brod écrit un grand ouvrage sur Paganisme, Christianisme, Judaïsme. Peut-être mon dialogue avec ce livre m’apportera-t-il quelque clarté. – Vous attendez tant de choses de ce livre ? – Pas seulement du livre, mais de chaque instant. Je m’efforce d’être véritablement un candidat à la grâce. J’attends et je regarde. Peut-être viendra-t-elle, peut-être ne viendra-t-elle pas. Peut-être cette attente à la fois calme et inquiète est-elle l’annonce de la grâce, ou bien la grâce elle-même. Je l’ignore. Mais cela ne m’inquiète pas. J’ai, pendant ce temps, fait amitié avec mon ignorance. »

« Nous tentons de placer notre monde individuel et limité au-dessus de l’infini. Par là nous perturbons le cycle des choses. C’est là notre péché originel. Tous les phénomènes du cosmos et de la terre se meuvent, comme les corps célestes, de façon circulaire ; ils sont un éternel retour ; seul l’homme, l’être humain concret, suit un trajet rectiligne de la naissance à la mort. Il n’existe pas pour l’homme de retour personnel. Il ne ressent que sa chute. Par là il contrecarre l’ordre du cosmos. C’est le péché originel. »
Interrompant Kafka, je dis : « Mais il n’y peut rien ! Cela ne peut pas être un péché, puisque cela nous est imposé par le destin. »
Alors Kafka tourna lentement son visage vers moi. Je vis ses grands yeux gris, ils étaient sombres et impénétrables. Le visage tout entier était envahi d’un calme profond, minéral. Seule tressaillait légèrement la lèvre inférieure, qui avançait un peu. Ou était-ce une ombre ? Il me demanda : « Voulez-vous protester contre Dieu ? » Je baissai la tête. Sans dire mot. De l’autre côté de la cloison, on entendait le murmure d’une voix. Franz Kafka dit alors : « Nier le péché originel, c’est nier Dieu et nier l’homme. Peut-être l’homme ne tient-il sa liberté que du fait d’être mortel. Qui peut le savoir ? »

« L’homme n’est pas condamné à mort, il est condamné à vivre. »

Au printemps 1921, on installa à Prague deux de ces cabines de photo instantanée qui venaient d’être inventées à l’étranger et qui, sur une feuille de papier, fixaient seize expressions différentes du sujet, ou même peut-être davantage.

Arrivant chez Kafka avec l’une de ces séries de photos, je déclarai d’un ton réjoui : « Pour quelques couronnes, on peut se faire photographier sous tous les angles. Cet appareil est un Connais-toi-toi-même mécanisé.

– Vous voulez sans doute dire : Méconnais-toi-toi-même ! » dit Kafka avec un fin sourire.

Je protestai : « Comment cela ? La photographie ne ment pas, pourtant !

– Qui vous dit qu’elle ne ment pas ? » Kafka pencha la tête sur l’épaule : « La photographie enchaîne le regard à la surface des choses et camoufle généralement leur nature cachée, qui ne fait que filtrer comme un clair-obscur mouvant à travers leur physionomie.

Les lentilles les plus précises ne sauraient saisir cela. Seule le peut la sensibilité, et en tâtonnant. ou bien est-ce que vous croyez que l’insondable réalité, qu’au cours de toutes les époques passées des légions de poètes, de savants et autres magiciens ont affrontée dans l’angoisse de leurs désirs et de leurs espoirs… que cette réalité qui se dérobe sans cesse, nous allons désormais l’atteindre en appuyant simplement sur le bouton d’un mécanisme de quatre sous ?… J’en doute. Cet appareil automatique ne représente pas un perfectionnement de l’œil humain, il représente uniquement une vertigineuse simplification de l’œil de mouche. »

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