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Cette attention double – Fernando Pessoa

Cette attention double – Fernando Pessoa

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J’ai découvert que ma pensée, et mon attention, se portent toujours sur deux choses à la fois. Tout le monde, j’imagine, en fait plus ou moins autant. Certaines impressions sont si vagues que c’est seulement après coup, lorsque le souvenir nous en revient, que nous prenons conscience de les avoir éprouvées ; c’est de ces impressions, me semble-t-il, que doit être constituée une partie — la partie interne, peut-être — de cette attention double présente en chacun de nous. Seulement, en ce qui me concerne, les deux réalités auxquelles j’accorde mon attention possèdent un relief égal. C’est en cela que consiste mon originalité. C’est en cela aussi, peut-être, que consiste ma tragédie — et sa comédie.

J’écris attentivement, penché sur le livre où je reporte les écritures composant l’inutile histoire d’une firme obscure ; et, en même temps, ma pensée suit, avec une égale attention, la route d’un navire inexistant, à travers les paysages d’un Orient qui n’existe nulle part. Les deux choses sont également nettes, également visibles pour moi : la feuille où j’écris, en suivant avec application les lignes du papier réglé, les vers de l’épopée commerciale de Vasques et Cie, et le pont du navire où je me tiens, légèrement sur le côté de la page bien réglée que forment les interstices des planches goudronnées, et d’où j’observe, avec une égale attention, les chaises longues bien alignées et les jambes, dépassant légèrement, des passagers goûtant le repos du voyage.

(Si je suis renversé par une bicyclette d’enfant, la bicyclette de cet enfant deviendra un élément de mon histoire.)

Le fumoir forme une saillie : c’est pourquoi on ne peut voir que les jambes.

J’approche ma plume de l’encrier, et vois sortir du fumoir — juste à côté de l’endroit où je sens bien que je suis — la silhouette de l’inconnu. Il me tourne le dos, et s’avance vers les autres passagers. Sa démarche est lente, et les hanches ne me disent pas grand-chose… J’inscris une nouvelle opération. J’essaie de voir où je me suis trompé : le compte de Marques présente un débit, et non pas un crédit (je le vois, gros, aimable, aimant la plaisanterie et, en un instant, le bateau disparaît).

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