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Car d’admirer – Rudyard Kipling

Car d’admirer – Rudyard Kipling

L’océan Indien se couche et sourit
Avec une telle douceur, une telle lumière, un bleu si pur
Pas une vague à des milles et des milles autour,
Sauf le léger remous de l’hélice.

Le navire est balayé, la journée est faite,
Le clairon est parti fumer et jouer,
Et, tache noire dans le soleil couchant,
Le matelot indien chante «Je suis de vigie ! »

Car d’admirer et de visiter
Et de contempler ce vaste monde,
Cela ne m’a jamais rien rapporté
Mais je ne pourrais pas arrêter même si j’essayais !

Je vois les sous-officiers jouer au palet,
J’entends les femmes rire et bavarder,
J’épie sur la plage arrière
Les officiers et les dames qui se promènent.
Je pense aux choses du passé,
Et me penche pour scruter la mer,
Et bien que le navire soit bondé
Il n’y a plus personne de vivant sauf moi.

Les choses du passé que j’ai vues,
Dans la caserne, au camp et aussi au combat,
Je les repasse dans ma tête,
Et parfois je me demande si elles ont bien existé ;
Car elles étaient étranges – vraiment très étranges –
Mais de toute façon maintenant c’est fini,
Il doit y avoir plein d’histoires comme ça,
Et si j’attends un peu j’en verrai d’autres.

Oh, je me suis heurté aux règlements,
Et j’ai souvent désobéi à la consigne de la caserne,
Et je me suis tenu à l’écart et me suis vu
Me conduire comme un sacré idiot.
J’ai payé le prix de mes expériences,
Et n’ai jamais trouvé à redire pour payer le prix,
Je restais assis en taule, privé de mes bottes,
En admirant l’organisation du monde.

Voici que sur toute sa largeur le navire est bondé,
Et que, voûté au-dessus de la mer, apparaît
Le bon vieux rocher d’Aden, tel un poêle de caserne
Que personne n’aurait allumé depuis des années et des années
J’étais passé par là quand j’étais parti,
Et je reviens au pays par le chemin que j’avais pris,
Je suis un soldat qui a fait son temps,
Qui a derrière lui six ans de service.

Ma fiancée m’avait dit « Oh, reste avec moi ! »
Ma mère m’avait serré contre sa poitrine.
Elles ne m’ont jamais rien écrit, alors
Elles doivent avoir disparu avec tous les autres –
Tous les autres que j’ai vus,
Que j’ai trouvés, que j’ai connus, que j’ai rencontrés.
Je ne peux pas exprimer ce que je ressens,
Et alors je chante ma chanson du soir :

Car d’admirer et de visiter,
Et de contempler ce vaste monde,
Cela ne m’a jamais rien rapporté,
Mais je ne pourrais pas arrêter même si j’essayais !

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