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Baccalauréat et socialisme – Frédéric Bastiat

Baccalauréat et socialisme – Frédéric Bastiat

Comment est-il arrivé que l’enseignement, en France, soit demeuré uniforme et stationnaire, à partir des ténèbres du Moyen Âge ? Parce qu’il a été monopolisé et renfermé, par les grades universitaires, dans un cercle infranchissable. Aujourd’hui, dans quel objet précis et bien déterminé frapperait-on tous les citoyens, comme une monnaie, à la même effigie ? Est-ce parce qu’ils se destinent tous à des carrières diverses ? Sur quoi se fonderait-on pour les jeter dans le même moule ? Question terrible, qui devrait nous faire réfléchir. S’il y a un moule (et le Baccalauréat en est un), chacun en voudra tenir le manche, M. Thiers, M. Parisis, M. Barthélemy Saint-Hilaire, moi, les rouges, les blancs, les bleus, les noirs. Il faudra donc se battre pour vider cette question préalable, qui renaîtra sans cesse. N’est-il pas plus simple de briser ce moule fatal, et de proclamer loyalement la  Liberté ?

S’il y a, dans le monde, un homme (ou une secte) infaillible, remettons-lui non seulement l’éducation, mais tous les pouvoirs, et que ça finisse. Sinon, éclairons-nous le mieux que nous pourrons, mais n’abdiquons pas.

Car si encore les connaissances exigées par le baccalauréat avaient quelques rapports avec les besoins et les intérêts de notre époque ! si du moins elles n’étaient qu’inutiles ! mais elles sont déplorablement funestes. Fausser l’esprit humain, c’est le problème que semblent s’être posé et qu’ont résolu les corps auxquels a été livré le monopole de l’enseignement.

L’Université, qui décide ce que les Français apprendront ou n’apprendront pas, juge à-propos de leur faire passer leurs premières années parmi des possesseurs d’esclaves, dans les républiques guerrières de la Grèce et de Rome. Est-il surprenant qu’ils ignorent le mécanisme de nos sociétés libres et laborieuses ?

Moi, père de famille, et le professeur avec lequel je me concerte pour l’éducation de mon fils, nous pouvons croire que la véritable instruction consiste à savoir ce que les choses sont et ce qu’elles produisent, tant dans l’ordre physique que dans l’ordre moral. Nous pouvons penser que celui-là est le mieux instruit qui se fait l’idée la plus exacte des phénomènes et sait le mieux l’enchaînement des effets aux causes. Nous voudrions baser l’enseignement sur cette donnée. — Mais l’État a une autre idée. Il pense qu’être savant c’est être en mesure de scander les vers de Plaute, et de citer, sur le feu et sur l’air, les opinions de Thalès et de Pythagore. Or que fait l’État ? Il nous dit : Enseignez ce que vous voudrez à votre élève ; mais quand il aura vingt ans, je le ferai interroger sur les opinions de Pythagore et de Thalès, je lui ferai scander les vers de Plaute, et, s’il n’est assez fort en ces matières pour me prouver qu’il y a consacré toute sa jeunesse, il ne pourra être ni médecin, ni avocat, ni magistrat, ni consul, ni diplomate, ni professeur. Dès lors, je suis bien forcé de me soumettre, car je ne prendrai pas sur moi la  responsabilité de fermer à mon fils tant de si belles carrières. Vous aurez beau me dire que je suis libre ; j’affirme que je ne le suis pas. Veuillez bien remarquer ceci : quand je m’élève contre les études classiques, je ne demande pas qu’elles soient interdites ; je demande seulement qu’elles ne soient pas imposées. Je n’interpelle pas l’État pour lui dire : Soumettez tout le monde à mon opinion, mais bien : Ne me courbez pas sous l’opinion d’autrui. La différence est grande, et qu’il n’y ait pas de méprise à cet égard.

M. Thiers, M. de Riancey, M. de Montalembert, M. Barthélemy Saint-Hilaire, pensent que l’atmosphère romaine est excellente pour former le coeur et l’esprit de la jeunesse, soit. Qu’ils y plongent leurs enfants ; je les laisse libres. Mais qu’ils me laissent libre aussi d’en éloigner les miens comme d’un air pestiféré. Messieurs les réglementaires, ce qui vous paraît sublime me semble odieux, ce qui satisfait votre conscience alarme la mienne. Eh bien ! suivez vos inspirations, mais laissez-moi suivre la mienne. Je ne vous force pas, pourquoi me forceriez-vous ?

Le plus pressé, ce n’est pas que l’État enseigne, mais qu’il laisse enseigner. Tous les monopoles sont détestables, mais le pire de tous, c’est le monopole de l’enseignement.

Laissons donc l’enseignement libre. Il se perfectionnera par les essais, les tâtonnements, les exemples, la rivalité, l’imitation, l’émulation.

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